22 – Une nouvelle sur la prostitution étudiante

22 – Une nouvelle sur la prostitution étudiante

Ceci est une nouvelle et une fiction. Elle s’intéresse à un phénomène bien réel et tente, par des moyens littéraires, de le rendre intelligible. Tous les discours et tous les chiffres du monde ne peuvent pas transmettre la violence brute des sentiments humains; les victimes, quand on les réduit à un ensemble statistique, perdent vie et deviennent néant. La nouvelle, le roman et la fiction permettent au contraire de les comprendre, en toute humanité.

22

Silence. Une chambre banale de désordre, plongée dans la pénombre. Un rais de lumière jaune glisse entre les volutes orange et élimés des rideaux; il éclaire, en travers, un bureau, une poubelle presque pleine et un lit défait. L’atmosphère de la pièce ressemble à celle de toutes les pièces vides; la poussière repose immobile sur les surfaces, les câbles électroniques s’enroulent en pelotes, une unique lumière, celle de la multiprise, s’entête à dresser son rouge contre le jaune pâle de l’extérieur. Le silence donne à la chambre l’apparence d’une crypte moderne.

Le bruit d’une clé qu’on insère, difficilement, en tâtonnant. Une masse s’écrase contre la porte et un bruit étouffé – un rire, un sanglot? – éclate de l’autre côté. La serrure et la poignée, enfin, tournent d’un seul mouvement. La porte s’ouvre sans bruit.

Une femme jeune tient un jeune homme par la main. L’homme rit, jette ses clés de manière théâtrale, d’un geste ample, avant d’esquisser une sorte de révérence. Il s’apprête à allumer la lumière mais la femme lui dit « Non, vient plutôt ici ». S’exécutant de bonne grâce, les mains du jeune homme trouvent les hanches de la jeune femme; les lèvres, solidaires, se posent sur une joue, découvrent une épaule dénudée et finissent par s’unir à leurs doublures féminines.

La lumière jaune, que vomissent sans intermittence les lampadaires du dehors, est braquée comme un projecteur sur le couple en fusion. Elle s’écoule sur la robe échancrée de la jeune femme et trouve à se refléter dans les cheveux bruns du jeune homme. Le baiser s’est depuis longtemps transformé en acrobaties buccales. Les doigts des deux amants se font arpenteur, la peau dégagée ou cachée s’offre comme un continent à explorer, à gouter, à vivre.

Sleeping Beauty

Sleeping Beauty – Un film de Julia Leigh, où une jeune étudiante, qui cumule les petits boulots, intègre un mystérieux réseau pour offrir ses services à des personnes fortunées désireuses d’érotisme.

Douceur. Frottement des mains sur les corps, des corps contre les corps, des bouches contre les bouches. Une pause, front contre front, et s’échange des sourires gratuits. Le jeune homme prend la main de la jeune fille et l’entraine vers le lit. « Désolé pour le désordre ». Les mots sonnent étrangement déplacés en cet instant. « Est-ce que tu veux que je mette de la musique? ». Elle le regarde et répond d’une belle voix blanche. « Oui, mets quelque chose de doux ».

L’ordinateur de la chambre sort rapidement de son état de veille et un morceau de pop casse la chape jaunâtre qui pèse sur la pièce; le décor reprend des couleurs, les peaux sont plus roses et les iris plus bleus. Le jeune homme ferme les rideaux, barrant définitivement la route à la lumière mortifère des lampadaires.

Elle l’attend sur le lit, moitié couchée, moité assise; sa robe est remontée à mi-cuisse et l’un de ses seins, comprimé contre son bras, bougonne hors de son décolleté. L’esprit du jeune homme est assailli d’images qui explosent en feu d’artifice: les chevilles libres et dorées, le petit écart qui sépare les jambes et qui s’enfonce dans l’ombre accueillante de son intimité, la taille menue se dessinant sous la robe tendue, la poitrine provocante et gorgée d’une douceur infinie, le cou gardé par un menton farouche. Il sent son pénis se tendre à la gloire de cette vision.

D’un bond, il la rejoint. Les mains du couple ont déjà pris des habitudes, elles connaissent les chemins de traverses et les culs-de-sacs chaleureux. Le tee-shirt et le pantalon du jeune homme abdiquent toute résistance et rejoignent les méandres chaotiques de la chambre. La jeune femme veut retirer sa robe mais il l’arrête. « Non, garde-la ».

Allongés l’un contre l’autre, ils gardent les yeux ouverts en s’embrassant. Toutes les barrières ont disparues, ils s’affairent à leur plaisir réciproque. D’un mouvement quasi-synchronisé, culotte et caleçon glissent sur le long de leurs cuisses.

Brulure. Doigts contre sexes, ils expérimentent la nudité du désir. La musique baigne les bruissements, les éclats de sussions et les gémissements encore ténus. Le jeune homme se hisse sur la jeune fille et écarta ses jambes avec une brusquerie maladroite. « Attends, prend un préservatif ».

Le regard forcené du jeune homme se dissipe et il semble voir sa compagne pour la première fois. « Oui ». Avec un peu de retard, il se redresse et plonge la main dans la table de nuit. Il ne lui faut pas dix secondes pour trouver un préservatif dans le recoin d’un tiroir. La jeune fille fronce pourtant les sourcils, comme pour exprimer son mécontentement, comme si l’élan brisé de leurs ébats avait détruit tout espoir de passion.

Il étend sa chair contre la sienne. Elle écarte et relève les cuisses. Il finit par dire, après quelques baisers sur poitrine et dans son cou, « J’ai envie de toi ». Elle répond, d’une voix lointaine, « Vas-y ». Son pénis entre en elle, d’un coup, frémissant d’impatiente. Elle gémit, lui aussi. Accroché à son corps, le souffle enfoui dans le creux de son épaule, le jeune homme s’agite sur elle.

Douleur. De la sueur perle sur son dos nu, les muscles de ses fesses se contractent de manière hystérique, des sons rauques et courts, incontrôlés, s’échappent de sa gorge. Des larmes coulent doucement de ses yeux, son oreille résonne du plaisir de l’autre, son ventre ne lui appartient plus.

« Tu aimes, hein ? Dits moi que tu aimes ça! ». Il mord son sein d’un coup de mâchoire impériale. Elle lâche deux « Oui » fluets, répétés l’un après l’autre, avec un peu d’écart. Ses yeux sont plein d’une amertume qui dépasse la douleur, qui la transcende de tristesse. Ses yeux crient dans le vide.

Le jeune homme s’échine et se cambre d’un long grognement. Il la pénètre encore trois fois, d’une violente lenteur; il s’effondre et se retire d’elle en feignant une délicatesse déplacée. Le préservatif est plein de son sperme brulant.

Leurs corps demeurent échoués; il savoure la conquête du plaisir, elle subit la torpeur d’une défaite déplaisante. Ses râles sont insupportables, sa peau poisseuse et jaune est insupportable, le coin de son sourire – « Alors, ça t’a plu? » – est insupportable.

Fatigue. Elle finit par s’écarter et par récupérer sa culotte. Elle voudrait se nettoyer immédiatement, racler toute la crasse qu’elle sent collé entre ses cuisses. Mais l’idée d’utiliser son papier, de le faire dans sa chambre l’écœure encore plus.

« Je dois te demander… ». La phrase reste suspendue dans l’air comprimé de la chambre. L’envolée d’une chanteuse folk lui répond. Elle retient ses larmes. Le jeune homme se retourne et lui indique le bureau. « Il y a un petit supplément ».

Elle se tourne et découvre, sur un coin, entre un cendrier et une paire de feuilles annotées, quatre billets de vingt euros. Sur la surface brillante des billets, l’éclat jaune d’une pièce de vingt centime et les reflets brunâtres d’une pièce de deux centimes.

Pendant de longue secondes la fille regarde les pièces; puis elle encaisse le tout dans son sac à main. Sans regarder le garçon, elle quitte la chambre; la tête haute, les yeux vides. Avec quatre-vingts euros et vingts deux centimes en poche.

A. Mézec