« Les étudiants ne sont pas des pots de fleurs ! »... Ah bon ?

« Les étudiants ne sont pas des pots de fleurs ! »... Ah bon ?

Par Thibaut Scohier, étudiant à l'ULB[1].

Les étudiants ne sont pas contents ! Enfin... surtout la Fédération des étudiants Francophones (FEF) mais qui n'est, alors là, vraiment pas contente ! Et pour cause, elle vient de se rendre compte que les recteurs et les directeurs contrôlaient de facto l'ARES... (voir l’interview de Corinne Martin, Le Soir.be, 12/07, payant.)

Mais peut-être faut-il rappeler ce qui se cache derrière ce joli nom, emprunté au dieu de la guerre grec Arès et en profiter pour casser deux-trois clichés tenaces que nos chers journalistes aiment à colporter. ARES donc, il s'agit de l'Académie de Recherche et d'Enseignement Supérieur qu'on appelle aussi parfois l'Académie Unique et, pour cause, elle réunit les représentants des différents acteurs académiques de toute la Communauté Française... Elle a été mise sur pied par notre très cher ministre de l’enseignement supérieur, Jean-Claude Marcourt. Le Soir nous apprend que cette « structure [...] contraint les universités, hautes écoles, écoles supérieures des arts et écoles de promotion sociale à collaborer. Objectif: éliminer les doublons et, partant, utiliser plus parcimonieusement les deniers publics. ».

Alors là, déjà, il y a quelques petits problèmes. D'abord, cette structure ne « contraint » personne à « collaborer ». Elle sert en fait d'organe de coordination servant à réformer l'enseignement supérieur d'après le plan défini par Marcourt ces dernières années ; ce que notre journaliste entend pas « collaborer » veut en fait dire regrouper en Pôles les établissements existants, même contre leur volonté – et là du coup, « contraint » n'est pas de trop mais l'insinuation de notre journaliste, « qu'ils sont énervants ces académiques de ne pas vouloir collaborer ! », en prend un coup dans l'aile ! Dans les faits, les Hautes Écoles et les Écoles d'art se voient affiliées plus ou moins arbitrairement aux grandes Université francophones et devraient, in fine, fusionner complètement au sein des Pôles déjà cités.

Pourquoi vouloir rassembler des Universités et des Écoles dont le fonctionnement et l'atmosphère n'ont pas grand chose à voir ? Parce que cela coûterait moins cher aux contribuables... Deux erreurs en une ! C'est splendide quand même... ils devraient faire attention ces journalistes, creuser un peu, lire quelques livres, ça leur éviterait de dire des bêtises ! Parce que, pour commencer, considérer que l'enseignement « coûte » de l'argent à la société, c'est une idiotie monumentale. Un grand révolutionnaire (sic), Abraham Lincoln, a dit un jour : « Si vous trouvez que l'éducation coûte cher, essayez l'ignorance. ». Nos politiciens semblent connaître cette maxime et ont décidé de toper là ! « Oui c'est vrai, l'ignorance c'est pas super mais bon... on a des contraintes budgétaires, la crise, l'Europe, la dette, enfin, c'est pas notre faute et puis, on peut toujours faire mieux avec moins, c'est connu ! » (D'ailleurs, vu les rumeurs qui circulent sur les coupes budgétaires prévues dans l’enseignent par l'accord de majorité du prochain gouvernement PS-CDH, les années à venir vont être assez rigolotes de ce côté là, voir La Libre.be, 2/07 et Le Soir, 11/07, p. 8).

Et donc, la deuxième erreur : centraliser c'est gagner de l'argent. C'est ce que Marcourt explique partout ; je devrais même dire, c'est ce que tous les hommes politiques expliquent depuis des années sur les économies qu'on peut tirer des secteurs publics en virant des fonctionnaires : moins de postiers, la Poste marche mieux ; moins de cheminots, les trains roulent mieux et sont à l'heure ! Je laisse le lecteur seul juge des incroyables gains d'efficacités engendrés dans les services publics ces derniers temps...

Je continue : dans l'enseignement, c'est pareil : plus d'étudiants par auditoire, moins de travailleurs pour entretenir les campus, moins de projets d'enseignement... enfin on dégraisse quoi ! Là aussi, une drôle d'évidence : l'enseignement supérieur est en surpoids, c'est pour ça notamment qu'il pleut dans l'auditoire d'honneur de l'ULB ou que des professeurs de médecines donnent cours par vidéo-conférence à trois auditoires en même temps par manque de place ! Enfin, d'accord, imaginons qu'on racle ce qu'on peut sur le squelette déjà bien chétif de nos établissements ; ensuite, vous verrez, c'est juré promis craché, les Universités, les Écoles, elles vont courir cent mètres à une de ces allures... les élèves, on va tous vous les diplômer en deux temps trois mouvements, vous verrez !

Essayons d'être sérieux une minute : l'ARES et l’idéologie qui se trouve derrière n'ont rien à voir avec la qualité de l'enseignement ou même avec un quelconque projet pédagogique. En réalité, c'est une question d’organisation... donc d'efficacité... donc de rationalisation... donc d'économie et de pouvoir. Et oui... le pognon et le contrôle, les deux grands moteurs des réformes de l'enseignement de notre cher Marcourt : on dépense moins pour le savoir et on contrôle mieux les différentes Écoles pour être sûr que, quand même, on applique bien partout le même mesures de compétition liberticide. Remarquez d'ailleurs qu'on génère alors un cercle vicieux dans la société : les étudiants possèdent moins de savoir critique, donc ils sont plus facile à contrôler, donc on peut diminuer encore plus drastiquement la quantité de savoir critique enseignés dans les Universités et ainsi de suite...

On peut, du coup, se demander, assez légitimement : mais pourquoi la FEF est furieuse, puisque dés le départ, l'ARES devait fonctionner comme une structure hiérarchique appliquant les décrets du ministre de l'enseignement ? Les syndicats et les « représentants » étudiants (on va y revenir) y siègent effectivement... ils ont même des voix ! Mais bon, les décisions se prennent dans les couloirs du ministère... ou dans les salons du ministre, on ne sait pas trop. Et, dans les dits salons, les recteurs ont, sans nul doute, leurs petites entrées – les étudiants non (en tout cas on l'espère !). Pousser des cris d’orfraie après la fin des combats... une habitude des organisations symboliques comme la FEF. Levée de bouclier ! La FEF, une organisation symbolique vous avez dit ? C'est inacceptable ! Après tout, Corinne Martin, elle représente 120.000 étudiants !

Oui... mais non. Le système fixant le taux de représentation des fédérations estudiantines est pour le moins pervers : les élections universitaires – à l'ULB on tourne à quoi ? 25-30 % de participation ? – élisent des représentants qui forment tous ensemble un Conseil Étudiant, le BEA à l'ULB. Parfois toutes les facultés ne sont pas représentées puisqu'il faut atteindre un certain quorum par faculté pour envoyer des élus au Conseil Étudiant. Ce Conseil décide alors de rejoindre une fédération, à l'ULB le nouveau BEA a décidé de rester dans la FEF – tout le monde n'est pas forcément d'accord d'ailleurs mais disons, pour l'exemple, que la décision est prise à une large majorité. Ce processus de désignation et de sur-désignation engendre une perte de représentativité énorme entre les différents niveaux de pouvoir. Surtout : les élections de départ sont très loin d'être majoritaires ! Et pourtant, la FEF « représente » les quelques 25.000 étudiants de l'ULB et cela même si une minorité d'entre eux ont pris part au vote.

Étant étudiant à la l'ULB, je suis donc représenté par la FEF, enfin... en théorie... parce que moi, si on me demande mon avis, je n'en ai pas envie d'être représenté par la FEF. Oui, je sais, je joue un peu au rabat-joie mais voilà : je considère, au minimum, qu'une personne ne s'étant pas présenté à une élection à laquelle j'ai moi-même pris part n'a aucune légitimité pour parler en mon nom. C'est un peu le même débat que celui sur la Commission Européenne et le manque de démocratie de l'Union : avez-vous envie d'être dirigé par des gens que vous ne connaissez pas, pour lesquels vous n'avez pas voté, tout ça... et bien la FEF, on ne l'élit pas, ce sont nos « représentants », en fait les représentants des facultés ayant atteint le quorum et d'une trentaine de pour-cent des étudiants de l'ULB, à tout cassé, qui participent à leur élection.

D'ailleurs, je dis au minimum parce que ma conviction est encore plus grande : à mes yeux, aucune personne que je n'ai pas directement mandaté ne me « représente ». Mais bon... je ne peux pas trop en demander, il faut rester humble, au moins dans cet article. La FEF n'a donc rien de représentatif, elle coalise en fait les intérêts des Conseils Étudiants qui s'y sont fédérés. Pire, elle sert d'objet de légitimation aux autorités du pays : « Regardez bon peuple ! Nous discutons avec les étudiants, nous faisons montre d'une ouverture sans limite et totalement désintéressée ! ». Elle siège dans des groupes de consultation : oui, on consulte la FEF et les autres fédérations, enfin, l'autre fédération, puis on choisit d'écouter ses conseils ou pas... et en général, on ne les écoute pas.
La FEF agit comme un lobby : c'est un groupe de pression, reconnu par l'État pour défendre les intérêts des étudiants mais sans qu'on l'ait doté des leviers nécessaire pour faire respecter son avis et ses décisions internes. Elle doit, pour exister, créer des rapports de forces symboliques, dans les médias, à la télévision, organiser des meetings, des manifestations dans le pire des cas. Elle ne participe pas à la prise de décision, elle pèse sur elle, en fonction de son poids du moment.

Et aujourd'hui, sa présidente hurle au loup parce que les recteurs et les directeurs ont eu l'audace de prendre des décisions dans son dos ! J'ai du mal à me décider : soit elle croit vraiment, sincèrement, que la FEF a du pouvoir – ce qu'infirment toutes les grandes décisions de Marcourt depuis qu'il est ministre de l'enseignement, même la création de l'ARES n'a pas été décidée avec les étudiants – soit elle est dépitée qu'on ne lui ait même pas laissé jouer son rôle de faire-valoir institutionnel...

Dans les deux cas, cela démontre à quel point les étudiants sont des « pots de fleurs » au yeux des politiciens, des ministres successifs et des autorités académiques. L'existence de la FEF, d'un organe non-élu directement par les étudiants, obscure et sans pouvoir légal est une provocation et une affirmation de la domination réelle des autorités politiques et académiques sur les étudiants. Cela pose une question très simple : peut-on prétendre agir librement dans une organisation, pour le coup l'ARES, dont on nous impose la création ? Je ne crois pas. Je crois qu'au fond trop d'étudiants oublient que Mai 68 ne fut pas qu'une libération des mœurs joyeuses et une guérilla urbaine contre la police ; Mai 68 a aussi questionné notre rapport à la démocratie et à l'autorité.

Si tu veux être gouverné, tu dois te gouverner toi-même. Pas au niveau d'une fédération ou d'un bureau quelconque, mais sur le terrain, en concertation avec tes condisciples. Je frémis quand je lis qu'un journaliste demande à Corinne Martin si « Le monde des adultes aurait [...] difficile à faire confiance aux étudiants? » (on admirera sa maîtrise de la langue française au passage), je frémis parce que moi, à sa place, j'aurais raccroché mon téléphone ou j'aurais quitté la table, parce que le mépris, on ne le supporte pas en continuant le dialogue mais en en modifiant les termes ; si même les médias, à qui il arrive parfois d'être encore favorables aux étudiants, s'abaissent à ce niveau, considèrent que nous coûtons de l'argent à la communauté, que les études devraient être rentables et que l'efficacité est une valeur supérieure à la liberté... il est impossible de discuter avec eux et de fournir au système ce qu'il désire avant tout : qu'on ne le conteste pas de l'extérieur.

Étudiantes et étudiants de la FEF et de toutes les organisations para-académiques, j'aimerais qu'une seconde vous vous posiez la question : est-ce que, depuis dix, quinze, vingt ans, la situation de l'enseignement dans ce pays s'est améliorée ? Regardez autour de vous, regardez les écoles primaires et secondaires, celles qui préparent les futurs étudiants, regardez ces écoles et voyez leur état de désolation, les moyens qui diminuent, les professeurs à bout de souffle, la bêtise qu'on impose à une génération toute entière dans l'indifférence quasi-générale ! Regardez nos campus, voyez les étudiants pot de fleurs, le métro-boulot-dodo qui règne en maître absolu et la frilosité des masses quand il s'agit de défendre leurs droits et leur environnement ; regardez la mobilisation ridicule de la campagne QRPE, une campagne pourtant juste et suffisamment consensuelle pour réunir sous une même bannière tous les courants et toutes les idéologies. Englobez un instant le paysage, ce fameux paysage que Marcourt veut réformer, et osez dire qu'il n'est pas lézardé, ruiné, au bord de l'abîme !

On ne gagnera jamais rien en s'abaissant à récolter les miettes qu'une main dédaigneuse consent à nous donner. La lutte, pour nos droits, pour l'idéal d'un enseignement de qualité et d'Écoles au service de l'avancement intellectuel de l'humanité ne se déroulera jamais dans des conseils de consultations ou dans les affres de la bureaucratie d'État. Le seul et unique endroit où se décide l'avenir, c'est dans nos espaces communs, les auditoires et les rues de nos campus, le corps lui-même de l'Université ou de l'École qui nous appartient au moins autant qu'aux travailleurs, aux chercheurs et aux professeurs qui y travaillent. Je vous le demande, étudiante et étudiant de la FEF, comprenez que vos passions vraies, votre dévouement pour la cause des étudiants, vous la gaspillez à courir après Marcourt, après les recteurs et les directeurs, à vos essouffler en participant à l'ARES, à la guerre d'imposition d'une vision standardisée des enseignements dans la Communauté Française ! Une option vous est pourtant ouverte : redescendez à la base, allez discuter avec les étudiants, démontrez-leur qu'on n’acquiert pas une liberté en héritage mais qu'on lutte toujours pour la gagner et la conserver ! Soyez les représentants véridiques de vos idées et pas les cache-sexes de la destruction organisée de nos Écoles...


  1. Les articles de la catégorie « Billet d’humeur » n’engagent que leurs auteurs et ne sont pas des déclarations publiques, officielles et collectives, de l’Union syndicale étudiante. L’Union syndicale étudiante diffuse sur son site l’avis d’étudiants militants qui souhaitent susciter des débats au sein de la gauche étudiante, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’USE. ↩︎