Juges, policiers et entrepreneurs contre Sauvez La Plaine : le vrai visage répressif de notre société
Par Thibaut S., étudiant à l’ULB[1].
17.000 € d’amendes pour avoir voulu sauver quelques arbres. Même les États-Unis, pays d’élection des lobbyistes en tous genres, n’auraient pas osé mettre en place un système aussi efficace. Sachons-le : manifester aujourd’hui en Belgique c’est prendre des coups de matraque, être arrêté et jeté en pâture, à l’arbitraire, payer des SAC (Sanctions Administratives Communales) et des astreintes ; faut-il devenir riche pour oser s’attacher à un arbre ? Voilà la démocratie belge. Voilà toute la subtilité, toute la distinction de notre vieil État de droit. Et on ne devrait même pas se plaindre ! En France ont tue et on mutile des manifestants avec des grenades et des flashballs…
Savez-vous comment les experts en « sécurité publique » (ou plutôt en « sécurité contre le public ») appellent ça ? La gestion démocratique des foules. Durant le règne fastueux de Sarkozy, l’une de ses ministres avait proposé l’expertise de la France dans ce domaine à la Tunisie ; des fois que le dictateur ait voulu contrôler démocratiquement ses foules. La Belgique est un petit pays bien sûr, elle n’a pas non plus l’élan paternaliste de nos voisins du sud avec le Nord de l’Afrique, qui pour beaucoup de dirigeants français, fait partie de leur sphère d’influence (encore de la novlangue, comprenez que ces pays sont, à leurs yeux, des presque-colonies françaises). Mais, au fond, nous ne sommes pas en reste ; à l’extérieur, la FN exporte son lot d’engins de mort chaque année, nos politiciens soutiennent fermement, au hasard, le régime kazakh et lui renvoie même quelques opposants pour qu’il puisse les enfermer et les torturer ; à l’intérieur les policiers font pleurer les journalistes avec leurs boucliers brisés et demandent toujours plus de moyens pour écraser les méchants casseurs… combien de personnes se rappellent des manifestations de policiers où ceux-ci tiraient des feux d’artifice et des lacrymogènes sur des contre-manifestants sans que personne n’imagine qu’un Blue Block se soit formé chez les poulets ?
Pardonnez-moi cette très longue digression mais le contexte est important. Quand quelques dizaines d’étudiants et de sympathisants travaillent d’arrachepied depuis plus d’un mois pour préserver une des dernières zones vertes d’Ixelles et qu’on les évacue brutalement tout en leur notifiant que pour chaque minute passée sur le site, ils devraient débourser une centaine d’euros… quand on met le nez dans cette alliance de circonstances entre la justice, les policiers et l’entrepreneur, Immobel, on a comme une envie de vomir qui nous prend à la gorge. Ou alors on descendrait bien leur prêter main forte en s’attachant à un arbre. Le dégout et la révolte, ça marche souvent ensemble.
Je vois d’ici les légalistes : si c’est dans la loi… La loi ne se fait pas toute seule. Ce qui se passe à La Plaine découle de toute une chaine de décisions successives motivées par une seule et unique chose : le fric ; fric que l’université a engrangé en vendant les terrains, fric que la commune espère dégager avec un nouveau lotissement de luxe, fric qu’Immobel, seigneur des rapaces, fera naître de quelques milliers de mètres carrés bien situés dans une ville qui étouffe sous le poids de ses propres habitants. Fric encore que la justice exige pour protéger la sacro-sainte propriété privée. Bon, les policiers c’est un peu plus compliqué… pas qu’ils soient mal payés mais on ne peut pas dire que nos bulldogs de garde rentrent dans les catégories favorisées de la population… en même temps c’est con un bulldog, ça a été entraîné pour mordre, pas pour penser à ses intérêts.
(Tous ceux qui me trouveront trop durs avec notre chère police n’ont qu’à faire l’expérience d’une arrestation brutale, des prises au cou, des coups de matraque gratuits qui pleuvent, des chiens, les vrais ceux-là, qui grognent et mâchonnent un membre ou l’autre… qu’ils fassent l’expérience de l’AA pour Arrestation Arbitraire… euh non, pardon, c’est Administrative ; qu’ils soient au moins une fois blessés dans leur chair avant de défendre les milices de l’État et des forts, ceux qui arrêtent et expulsent les faibles mais sont toujours d’un doigté sans pareil avec les rejetons de l’élite.)
Que faire aujourd’hui, alors que l’avidité pèse de tout son poids sur notre système ? Devons-nous abandonner et laisser les bétonneurs et les rentiers s’emparer de chaque centimètre des rares espaces verts qui nous restent ? Je ne crois pas. Je pense que l’Europe vibre de plus en plus au rythme des projets échoués et faillis. Le Val de Suse, Notre Dame des Landes, Sivens, autant de noms, autant de combats qui nous montrent la voie : celle de la résistance. Bien sûr les arbres de La Plaine semblent bien peu de chose en comparaison mais l’échelle est trompeuse. Bruxelles et Ixelles en particulier se déshumanisent de plus en plus alors que les parcs immobiliers privés s’agrandissent et que quelques milliers de personnes font payer des loyers astronomiques et absurdes.
Il ne faut pas croire d’ailleurs que l’alliance qui est contre nous, cette triste alliance des juges, des policiers et des patrons durera toujours. La désobéissance civile, si elle a pour principe de contester les lois injustes, a très régulièrement fait changer cette dite loi. En France, des militants anti-pubs ont déjà été relaxés après des actions de désobéissance parce que les tribunaux ont constaté deux choses : (1) le caractère fondamentalement agressif de la publicité de rue et (2) la bonne fois des désobéissants qui n’avaient pas d’autres moyens pour se faire entendre. À la Plaine cela pourrait se traduire par (1) le caractère fondamentalement nocif de la disparition d’un espace vert précieux et le renfoncement des inégalités engendré par la construction de logements de luxe, poussant encore à la hausse le prix de l’immobilier et (2) le refus forcené et anti-démocratique des autorités communales d’écouter le mouvement.
Parce que l’occupation du site est juste, parce que nous désirons une ville verte et humaine, parce que nous refusons que la misère immobilière soit organisée par les patrons et les communes, parce que la justice ne doit pas protéger les forts et punir les faibles, parce que la répression policière a démontré, si besoin était, que l’État n’a pas d’autres moyens de répondre aux initiatives populaires que par la violence, parce que nous croyons, de toutes nos forces, en notre pouvoir de changer le monde dans le bon sens, contre le pouvoir des riches, des rentiers, des politiciens et de leurs chiens de garde, nous continuerons à nous battre pour sauver les arbres de La Plaine et pour offrir aux étudiants et à toute la population des logements sociaux à des prix décents.
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