La Tunisie cherche sa révolution

La Tunisie cherche sa révolution

Une semaine après la mort d’un jeune chômeur dans la ville de Kasserine, le soulèvement populaire se poursuit et s’étend dans tout le pays. La contestation, soutenue par l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), l’Union Générale des Étudiants de Tunisie (UGET) et le Front Populaire, commence à inquiéter les autorités politiques qui brillaient, jusqu’ici, par leur absence auprès de ceux à qui on a tant promis ces cinq dernières années.
Pendant que le ministre du travail se paye une petite balade à Londres et que le premier ministre se prostitue au sommet de Davos, le peuple se révolte ! On ne peut trouver plus parlant symboliquement.

Retour sur une accumulation d’évènements qui ne pouvaient (devaient !) qu’aboutir à un gros BOOM.

Prix Nobel de la paix à l’establishment

Souvenez-vous ! Quelques mois en arrière. Le quartet composé de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et l’Ordre des avocats ; organisations qui ont initié un dialogue national « historique, évitant ainsi que le pays ne bascule dans la guerre civile en 2013 ».

C’est beau tout de même ! Cette entente, ce « dialogue » qui a calmé une foule qui criait « dégage ! » à un gouvernement criminel, dont les affaires de corruption s’empilaient sur la scène publique, qui a ouvert le feu sur les manifestants à Seliana, qui collaborait avec certains extrémistes religieux tout en étant le principal partenaire politique des USA sur place et qui est, surtout, directement responsable de l’assassinat de deux figures de la gauche tunisienne : Chokri Belaid et Mohamed Brahmi. « Et puis merde ! Se dit le peuple. On a élu une Assemblée Constituante qui devait rédiger une constitution en un an, un an et demie maximum, et ils sont là depuis pratiquement 3 ans ! Et si on se foutait de notre gueule ? »

Mais non, demander à ce qu’ils lâchent le pouvoir, à ce qu’une assemblée fasse son boulot n’était pas « raisonnable » et allait mener le pays à la guerre civile… Voilà donc comment la révolte a été matée : par l’entente entre société civile, syndicats, partis politiques.

La rédaction de la constitution finalement bâclée, nous sommes passés aux élections présidentielles et législatives qui ont vu un fabuleux bras de fer entre les « islamistes modérés » d’Ennahdha et les « modernistes » de Nidaa Tounes.
Par « Islamistes modérés », comprenez alliés de l’OTAN et par « modernistes », entendez adversaire politique des islamistes. Mais dans les faits, les deux partis sont, d’une manière ou d’une autre, conservateurs. C’est donc dans ce contexte que NT est devenu la première force politique du pays grâce au « vote utile » d’une majorité de tunisiens (et surtout de tunisiennes) qui voulaient tourner la page islamiste et qui avaient été charmés par un discours simpliste, les invitant à barrer la route à l’islam politique, à protéger les acquis d’une Tunisie moderne, ainsi que par la sympathie que leur inspirait le leadeur de Nidaa Tounes, du haut de ses 88 ans…

Mais la foule va vite déchanter lorsque la composition du gouvernement leur sera dévoilée. Une alliance NT/Ennahdha, un premier ministre technocrate, le tout sous le beau drapeau capitaliste-libéral de l’oncle Sam. Islamistes, ex-socialistes, ex-communistes (oui oui), ex-destouriens et ex-RCD, la main dans la main au service du grand capital !

Comment ne pas accorder le Prix Nobel à un processus qui aura mené à l’installation de la contre-révolution bourgeoise-conservatrice ?
« Je t’avais dit que le Bougnoule servile, c’était possible. Faut juste être ouvert d’esprit des fois, tu sais… ».

La coalition aura même, ensuite, tenté de faire passer une loi de réconciliation nationale visant à pardonner aux hommes d’affaires condamnés. Pourquoi ? Pour favoriser l’investissement de l’argent qui leur a été confisqué et ainsi, relancer l’économie nationale qui a besoin de toutes ses grandes fortunes ! Putain, les gars, fallait la trouver celle-là ! Respect.

Le caprice du fils à papa

Une fois cette belle médaille dorée en poche, la cérémonie passée, les chants nationaux chantés, les oiseaux qui gazouillent partis, le soleil qui vous éblouit les yeux… Bref, une fois que le décor du paradis nommé Tunisie est rangé, voilà que les tensions que vivaient les partisans de NT éclatent au grand jour.

Rien de plus classique que le grand conflit qui verra l’éclatement du parti : le fils dénué de talent du président veut être le successeur de papa à la tête du parti. Le conseiller plein d’ambition de Papa, ne le voit pas du même œil. Le conflit entre le fils à papa et le conseiller de papa mène forcément à un conflit interne plutôt complexe étant donné que le jeune parti, encore fragile et surtout sans aucune idéologie a, en son sein, différentes tendances politiques qui n’ont supporté de coexister au sein d’une même institution que pour contrer l’ogre islamiste. Ogre auquel leur parti s’est allié le lendemain de la victoire électorale… Je vous laisse imaginer ce qu’ont ressenti certains d’entre eux.

Mais voilà. Ce qui devait être un conflit interne, a vu l’intervention du président de la république pour soutenir son fils (surprise !) et le parti a fini par être scindé en deux.

L’intérêt national ? Les inégalités sociales ? L’inégalité entre les régions ? La corruption ? On s’en branle ! Fiston veut faire quelque chose de sa vie et je veux le voir devenir président un jour, comme son papa ! De toutes manières, il ne pourrait rien faire d’autre, le pauvre bougre.

Un lion impuissant ne rugit point

Parlons un peu du premier ministre : Habib Essid.
« Essid » voulant dire « Le Lion » dans le dialecte tunisien (aucun rapport avec Assad). Inutile de vous dire que les noms sont souvent trompeurs.
Sa nomination était présentée comme un parti pris pour l’ordre et la sécurité ! On voulait l’image d’un Etat fort, capable de contrer les assauts terroristes. On a eu tout le contraire : un gouvernement à la botte des patrons, incapable de mener une seule réforme courageuse, incapable de contrer cette menace terroriste. Mais Habib a une excuse bien originale, qu’on ne connaît évidemment pas et que personne n’a vu venir : « tout ça, c’est à cause des grèves et du terrorisme… ». Ça ne vous rappelle quelque chose ? Putain, si seulement y avait moins de grèves et de terroristes dans le monde…

Entre temps, on s’endette, on vend un pays clés en main à des investisseurs privés au grand cœur, on stigmatise les travailleurs, on oublie ces régions qui nous cassent les couilles avec leurs problèmes de pauvres… Bref, y en a assez de devoir entendre de la pécore à longueur de journée ! Même le fils à papa galère pour devenir président… C’est la vie, hein ! Alors mettez-là en veilleuse et laissez faire les héros du grand capital.

Quand les populistes se veulent populaires

Le lion ne rugit toujours pas. Mais il a tout de même empêché la population de rugir dans une situation intenable. Enfin, l’échéance ne pouvait qu’être retardée
La propagande qui consistait à nous faire miroiter le grand méchant loup islamiste à nos frontières pour faire taire la moindre contestation, à nous dire que les manifestations, les grèves et tout mouvement social ne pouvait que faire fuir les investissements et à mettre en danger tout un pays, ne prennent plus !
Étudiants, jeunes diplômés et ouvriers, chômeurs, régions oubliées et négligées, le peuple tunisien, le vrai, s’est relevé… La fleur révolutionnaire ne s’est pas fanée ! Un peuple qui commence à s’impatienter devant leur abandon de la part d’une classe politique qui, d’un autre côté, s’empresse d’aller au secours des industries, des hôteliers, des banques et des grands groupes financiers.

Les revendications populaires sont simples et loin d’être fantaisistes : égalité sociale, égalité régionale et réformes effectives contre le chômage.

La réponse politique du gouvernement, qui commence à réaliser que le centre et le sud du pays existe et que ses habitants ne sont pas que de la chair à canon qui sert à endiguer les djihadistes aux frontières, est tout aussi originale que le reste de leur mesure. Entre autres : une volonté de faciliter les investissements privés dans ces régions pour créer de l’emploi, la régularisation de la situation de 1410 personnes concernées par le mécanisme 16, le financement de 500 projets par la Banque tunisienne de solidarité pour un montant de 6 MD, la création d’une commission nationale d’investigation sur les affaires de corruption dans le gouvernorat, la transformation de toutes les terres collectives dans la région en des terres privées avant fin mars 2016, la création de 9 chantiers pour l’amélioration de la qualité des routes et des ponts, avec un capital de 150 mille dinars (Je vous rappelle qu’un dinar tunisien donne à peu près 0,45 euros…) au profit des diplômés du supérieur. Le porte-parole nahdhaoui a aussi promis la création de 5000 emplois dans la région, pour être démenti par le ministre des finances le lendemain. Apparemment, il n’aurait « pas bien compris ce qui s’est décidé au conseil des ministres ». Rassurant.

Mais les promesses de la part de tous les gouvernements qui se succèdent depuis 5 ans et qui comptent toujours sur les investissements privés, ne prennent plus ! La révolte s’étend, prend de l’ampleur et les consciences se réveillent partout dans le pays !

Le côté obscur de la démocratie

C’est donc avec effroi que la grande bourgeoisie tunisienne suit la propagation de la peste socialiste ! (C’était trop tentant, désolé.)

Les médias couvrent les manifestations pacifiques, les échanges de violence avec les forces de l’ordre et l’assaut de certains bâtiments publics. On enfonce les portes qui étaient, jusque-là fermées, impossibles à franchir physiquement et symboliquement ! On commence à faire le parallèle avec les images de décembre 2010. Ce n’est pas bon !

Il fallait donc discréditer les foules. C’est alors qu’un journal proche du parti au pouvoir n’hésite pas à titrer « Tunisie : ça barde de partout et un peu trop pour que ce soit innocent ». D’autres veulent nous prouver que Daech serait derrière le soulèvement. Sans oublier les images et vidéos qui dénoncent « le vandalisme, les cambriolages et les vols, conséquences directes des émeutes. »

Il faut dire que la plupart des médias sont financés en sous-marin par des hommes d’affaires proches de partis politiques, notamment les deux grands partis au pouvoir. Plus que proches, c’est aussi eux qui financent en grande partie ces mêmes partis. Alors que ça serve un peu à quelque chose…

Les émeutiers seraient donc mi-djihadistes, mi-cambrioleurs. Ces connards de pauvres profitent de la moindre occasion pour détrousser les grandes surfaces et les pauvres détenteurs de capitaux !
On oublie évidemment les hommes d’affaires et politiciens blanchis à la suite d’accords politiques fort douteux… Eux, créent de l’emploi monsieur !

C’est donc dans cette ambiance morose que se retrouve un peuple qui a failli faire sa révolution mais n’a pas su protéger ce qu’il a obtenu par le sang, la laisser être récupérée et travestie !

Il n’y a pas encore eu une révolution en Tunisie ! Ce n’était qu’une révolte.
La révolution est encore à faire et se doit d’être sociale et populaire !

Le peuple tunisien est devant nous !

Malgré le contexte spécifique qui caractérise la Tunisie, elle ne représente pas un cas déconnecté du reste du monde. Les mêmes dynamiques sont à l’œuvre notamment en Belgique même si l’ampleur est moins grande. La jeunesse belge se retrouve aussi dans l’impasse à la sortie des études, le contexte politique ressemble également à une vaste blague et nous avons aussi notre lot de quartiers et de régions entières sinistrées. Cependant, la jeunesse tunisienne nous montre la voie ; ce ne que par la mobilisation, le refus des récupérations, des syndicats proches de la base, le refus de céder au climat de suspicion lié au terrorisme, bref, en assurant son autonomie et sa combattivité, qu’un mouvement peut prendre de l’ampleur et espérer faire peur aux gouvernants. Autre chose qui attire notre attention : la jeunesse en désespoir n’hésite pas à se lier aux travailleurs précarisés, on se retrouve donc avec des scènes où étudiants, chômeurs et ouvriers battent (et manient) le pavé main dans la main. Une scène malheureusement utopique dans notre pays où le corporatisme étudiant atteint des sommets (cf. la lutte des cheminots de ce mois de janvier).

Le peuple tunisien est devant nous, et on devrait s’empresser de lui emboiter le pas.