Mise à l’épreuve du mouvement syndical en Belgique

Mise à l’épreuve du mouvement syndical en Belgique

Médias, patronat et gouvernement fédéral ont plus que jamais l’objectif commun de détruire les syndicats. Il est plus que temps d’affirmer une riposte syndicale claire aux attaques politiques et culturelles que le mouvement syndical belge est en train de subir, ou sinon… il ne s’en relèvera pas !

À l’heure où tout nouveau plan d’action syndical contre l’actuel gouvernement fédéral semble totalement abandonné, en tant que jeune syndicaliste FGTB, je pense qu’il est plus que temps de sonner l’alarme envers l’ensemble des milieux syndicaux de Belgique. J’aimerais notamment revenir sur les récentes mobilisations syndicales depuis l’avènement de ce gouvernement antisocial, et partager mon sentiment sur l’état actuel du mouvement syndical en Belgique.

D’une mobilisation syndicale historique, à la démobilisation totale…

Il y a un an, la grève générale du 15 décembre 2014 était le point culminant d’un plan d’action du front commun syndical (FGTB-CSC-CGSLB), lancée par une première grande manifestation le 6 novembre (ayant rassemblé plus de 120 000 personnes dans les rues de Bruxelles), suivie de plusieurs grèves tournantes dans l’ensemble des régions de Belgique. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas vu des mobilisations sociales d’une telle ampleur, démontrant une fois de plus la force toujours aussi vivace du mouvement syndical en Belgique.

Le gouvernement fédéral de droite venait à peine de conclure un accord sur la politique antisociale qu’il allait mener durant sa législature, qu’il se voyait déjà fragilisé par une immense mobilisation sociale de la part des syndicats. En même temps, l’accord de gouvernement indiquait clairement la couleur des objectifs politiques : hausse de la TVA, saut d’index (gel des salaires), retraite à 67 ans, suppression des allocations d’insertion après 25 ans, contrôle accru des chômeurs… À plus long terme : privatisations et démantèlement des services publics, ainsi que de la sécurité sociale. Un programme antisocial comme on n’en avait pas vu depuis les années 1980 en Belgique.

Le plan d’action syndical visait à mettre toute la pression nécessaire sur le gouvernement pour le faire reculer sur ses mesures antisociales, mais parmi les bases syndicales, il y avait une réelle volonté de faire tomber ce gouvernement ! Malgré la mobilisation massive des travailleur.euse.s, ainsi que de toute une frange de la population (artistes, étudiant.e.s, etc.), notamment à travers les plateformes citoyennes Tout Autre Chose et Hart Boven Hard, les directions syndicales ont fini par négocier avec le patronat espérant obtenir des acquis significatifs au près du gouvernement. Alors que l’objectif était de relancer un deuxième plan d’action dès 2015, le front commun a préféré appeler à une trêve sociale et a fini par se diviser sur quel accord il fallait accepter…

Nous sommes bientôt en 2016, et jusqu’à présent, aucune mobilisation n’aura abouti au même rapport de force que lors du premier plan d’action de novembre-décembre 2014. Une grande manifestation aura néanmoins été relancée le 7 octobre dernier (pour le premier anniversaire du gouvernement), en front commun syndical. Elle aura une fois de plus réuni plus de 100 000 personnes. Malgré cela, les directions syndicales ont aussitôt à nouveau accepté un accord avec le patronat, estimant avoir obtenu des acquis importants… Mais quels acquis ? Si ce n’est d’avoir décidé d’afficher les limites du rapport de force syndical, afin de permettre au gouvernement et au patronat de reprendre leur souffle. J’appelle cela plutôt de la collaboration de classe !

Comprendre nos erreurs, nos problèmes et nos échecs… afin de mieux nous relever !

Les directions syndicales auront donc véritablement mis un frein au mouvement en se lançant dans ces processus de négociations avec le patronat et le gouvernement. Il n’y eut aucune réaction organisée par les bases syndicales contre cette stratégie (ou du moins elles ont été très minoritaires), et seulement quelques piètres actions ont été menées dans le courant de l’année 2015, pendant que le gouvernement faisait voter ses mesures antisociales au parlement : gel des salaires, contrôle des chômeurs, hausse de la TVA, retraite à 67 ans… Des grèves ont dès lors parfois lieu dans certains secteurs, mais l’optique de lancer un mouvement syndical contre la politique du gouvernement fédéral en général semble belle et bien oubliée. Nous pouvons néanmoins saluer le courage et la combativité de nos camarades cheminots, véritable fer de lance de la lutte syndicale !

Toute cette démobilisation a alimenté une grande perte de confiance des travailleur.euse.s syndiqué.e.s envers le rapport de force des syndicats face au gouvernement et au sein de la société. À cela, on peut ajouter la confirmation d’une réelle perte d’idéologie par rapport à l’idée de pouvoir changer la société par l’action syndicale, ainsi que le manque de perspectives vis-à-vis de développer une démocratie interne dans les syndicats. Un exemple me vient toujours en tête pour symboliser cette réalité difficile à accepter ; un camarade m’avait raconté que lors d’une assemblée générale de la CNE (connue pour être l’une des centrales les plus combatives du front commun), le délégué syndical avait posé deux questions : « qui pense que son syndicat peut changer la société ? » – une infime partie de syndiqué.e.s avaient alors levé la main – et ensuite, « qui pense qu’il peut changer son syndicat ? » – une seule personne avait levé la main. Cela explique bien ce que ça signifie… Très peu sont ceux qui croient encore à un syndicalisme de transformation sociale, et l’idée de permettre une démocratisation des processus de décisions au sein de nos organisations syndicales a presque disparue (ou du moins elle n’est pas vraiment partagée). Tels sont les problèmes centraux au sein de nos organisations syndicales aujourd’hui.

Un des symptômes de démobilisation qui m’a paru le plus insupportable lors du plan d’action de l’an passé était que dans le discours officiel des syndicats, personne ne voulait parler de « grève politique ». On rentre ainsi dans le piège rhétorique des médias et du gouvernement qui insinuait que si une telle chose était revendiquée, alors cela signifiait qu’un parti politique d’opposition tel que le PS commanditait les mobilisations syndicales. On parle alors de « grève sociale », que les mobilisations syndicales ont comme seule optique de demander le respect de la « concertation sociale », et que les syndicats sont des « partenaires sociaux ». Il est grand temps de se détacher de ce jargon de soumission à la rhétorique du patronat et du gouvernement, quand on sait que parmi les bases syndicales, personne ne veut voir ce gouvernement terminer sa législature pour quatre années supplémentaires de mesures antisociales. Faire grève, c’est politique. C’est un moyen d’action qui vise à combattre une situation d’exploitation et contre laquelle on s’oppose politiquement. Une grève est plus que politique quand elle vise à faire tomber un gouvernement, mais absolument pas pour qu’il soit remplacé par une autre formation gouvernementale qui appliquerait la même politique d’austérité.

Je ne me priverai pas de dénoncer que des liens existent bel et bien entre les directions syndicales et certains partis politiques tels que le PS (pour la FGTB) ou le CDN&V (pour la CSC). D’ailleurs, cela est contraire au principe d’indépendance syndicale car un syndicat doit toujours être un contre-pouvoir, et non pas un « partenaire » du pouvoir ou de l’opposition. On nous explique sans cesse que s’engager en politique ou faire de la politique ne peut se faire qu’à travers un parti politique. Comme si leur attribuer tous les espaces de représentation politique ne leur suffisait pas, il faudrait également leur soumettre notre manière de nous engager… Non, on sait tout à fait s’engager en politique à travers les syndicats, sans être lié à un parti politique

À quand une riposte syndicale contre toutes ces attaques ?

Outre la trahison des bureaucraties syndicales, le mouvement syndical de Belgique fait récemment face à des attaques systématiques par les médias et le gouvernement, qu’il s’agisse du droit de grève ou du statut juridique des syndicats. On veut imposer le service minimum aux cheminots, la police et les huissiers de justice interviennent de plus en plus lors des piquets de grève, et on ne compte plus les déferlantes médiatiques contre le droit de grève. Profitant de l’occasion, le groupe parlementaire MR au Parlement fédéral a déposé un projet de loi pour le « droit au travail », qui vise bien évidemment à limiter le droit de grève. Le texte est presque une copie conforme des anciennes lois abrogées à la fin du XIXe siècle, et qui interdisaient strictement la tenue de piquets de grève. C’est pourtant ce même droit de grève qui nous a permis d’obtenir le suffrage universel, les congés payés et l’ensemble de la sécurité sociale de Belgique. Quoi de mieux pour la démanteler que de commencer par supprimer ce qui permettait de la défendre ? Jusqu’où ira-t-on avant que les bases syndicales se rendent compte qu’il est grand temps d’organiser une riposte syndicale à l’encontre de toutes ces attaques politiques, culturelles, et contre l’ensemble de nos acquis sociaux et historiques ? À quand le retour du mot d’ordre de faire tomber ce gouvernement ?

Les syndicats en Belgique sont proches d’arriver au même scénario qu’ont connu les syndicats en Angleterre sous le régime de Thatcher. Si rien n’est relancé à la hauteur des attaques qui vont s’intensifier, l’action syndicale pourrait ne plus atteindre un rapport de force conséquent contre le gouvernement et le patronat, alors que ceux-ci avaient bien un « genou à terre » lors des grèves en décembre 2014 (pour reprendre l’expression d’un syndicaliste retraité que j’avais rencontré lors d’un rassemblement post-plan d’action). Le gouvernement cherche très clairement à anéantir le poids des syndicats en Belgique, et les médias leur serve ouvertement d’outil pour développer une nouvelle hégémonie culturelle antisyndicale. Si aucune contre-offensive n’est prête à s’organiser, le mouvement syndical ne s’en relèvera pas !

Sinon, vers qui tourner nos espoirs si ce n’est envers nous-mêmes ? Nous qui sommes le vrai visage des syndicats, à savoir les syndicalistes de terrain (délégué.e.s comme affilié.e.s). Les partis politiques de gauche radicale ? Entre le PTB qui se fourvoie dans une stratégie social-démocrate toujours plus accentuée, et des partis d’extrême-gauche qui nous prêchent la même rhétorique depuis trente ans, il n’y a aucun relais politique à espérer vis-à-vis de ces partis. Le seul but du PTB n’est pas de changer la société mais bien la place qu’il a dans la société. Il ne cherche qu’à obtenir plus d’influence dans les syndicats (comme au sein de la régionale FGTB de Charleroi par exemple), ne visant qu’à remplacer le PS et faire ce qu’il faisait déjà avant lui. Alors qu’il comporte un large réseau social à travers les maisons médicales de Médecine pour le Peuple ou un nombre important de cellules ouvrières dans les usines, ses cadres dirigeants préfèrent jouer aux guignols et catalyser tout mouvement social… Je pense que bon nombre de leurs militant.e.s en sont tout aussi agacé.e.s que moi. En ce qui concerne les deux autres partis d’extrême-gauche qui valent la peine d’être mentionnés, à savoir le PSL et la LCR, ils ne cessent de critiquer la bureaucratie syndicale par plaisir de la critiquer, au lieu de cibler les problèmes plus profonds qui existent au sein même des bases syndicales (que j’ai mentionnés plus haut). On leur accordera néanmoins d’être à nos côté dans nos luttes syndicales, d’abord et avant tout pour nous soutenir, et non pas pour mettre leur parti politique en avant.

Qu’adviendra-t-il de notre société si les syndicats sont voués à disparaître, ou du moins leur capacité à établir des rapports de force à travers l’action syndicale ? Serge Halimi, directeur du Monde diplomatique, avait écrit un très bel éditorial à ce sujet : « Éloge des syndicats ». En voici un extrait :

« Quand le syndicalisme, point d’appui historique de la plupart des avancées émancipatrices, s’efface, tout se dégrade, tout se déplace. Son anémie ne peut qu’aiguiser l’appétit des détenteurs du capital. Et son absence, libérer une place qu’envahissent aussitôt l’extrême droite et l’intégrisme religieux, s’employant l’une comme l’autre à diviser des groupes sociaux dont l’intérêt serait de se montrer solidaires. (…)

Or l’effacement du syndicalisme ne tient ni du hasard ni de la fatalité. En avril 1947, alors que l’Occident s’apprête à connaître trente ans de prospérité un peu mieux partagée, Friedrich Hayek, un penseur libéral qui a marqué son siècle, dresse déjà la feuille de route de ses amis politiques : « Si nous voulons entretenir le moindre espoir d’un retour à une économie de liberté, la question de la restriction du pouvoir syndical est une des plus importantes. ». Hayek prêche alors dans le désert, mais quelques décennies plus tard, grâce à l’intervention directe – et brutale – de deux de ses admirateurs, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, lors de conflits du travail marquants (les contrôleurs aériens américains en 1981, les mineurs britanniques en 1984-1985), le « pouvoir syndical » a rendu l’âme. Entre 1979 et 1999, le nombre annuel de grèves impliquant au moins mille salariés passe aux Etats-Unis de deux cent trente-cinq à dix-sept, celui des jours de travail « perdus », de vingt millions à deux millions. Et la part du salaire dans le revenu national recule… ».

Le mouvement syndical de Belgique se trouve donc aujourd’hui dans une situation extrêmement critique, dans laquelle nos directions syndicales ne sont clairement plus du tout capables – voire n’ont jamais eu la volonté et le courage – de répondre à l’ensemble des menaces qui pèsent sur la continuité des marges d’action et du rapport de force syndical. En plus d’être déterminées à vouloir continuer le combat contre ce gouvernement des patrons et des nantis, les bases syndicales doivent se ressaisir et imposer par elles-mêmes un nouveau plan d’action avec des grèves de 48H, si pas illimitées, jusqu’à la chute du gouvernement !

Pour le retour à un véritable syndicalisme de combat, de lutte et de classe !

Il nous faut plus que jamais revenir aux origines du syndicalisme et de ses pratiques, en réinstaurant dans nos luttes la véritable culture de la lutte syndicale combative : l’action directe. Au-delà d’un simple piquet de grève, il nous faut procéder à des occupations de nos lieux de travail et d’étude, et profiter de cet espace-temps où nous sommes tou.te.s rassemblé.e.s et libéré.e.s des chaînes de notre vie quotidienne, pour réfléchir et penser au projet de transformation sociale que notre action syndicale et nos revendications veulent mettre en avant, et commencer à l’appliquer. Il faut donc aussi que ces nouveaux espaces soient permanents, afin de développer de nouvelles interactions sociales et populaires à plus long terme, contre le pouvoir politique et financier du gouvernement et du patronat. C’est ainsi que nous organiserons réellement la résistance, en mettant déjà en pratique notre contre-société !

On voit où cela mène d’avoir laissé nos directions syndicales orienter la stratégie du rapport de force syndical uniquement vers des processus de négociations, cela l’affaiblit et le démobilise. Déjà, il ne suffit pas d’élire nos « pontifes syndicaux » pour qu’ils soient légitimes pour aller négocier au nom de l’ensemble du mouvement syndical, mais il faut voter à nouveau sur des mandats de négociations avec ou sans conditions, et cela par les bases syndicales elles-mêmes. Des mouvements de grèves de plusieurs mois ont très bien été possibles dans l’histoire sociale de Belgique, il nous faut simplement dépasser les limites de financement de nos grèves actuelles, en recréant des coopératives alimentaires et d’autres réseaux de solidarité comme des caisses de grève. Le salaire des permanents (particulièrement des dirigeants syndicaux) pourrait très bien être plafonné au salaire ouvrier, afin qu’il y est plus de moyens financiers pour nos luttes et non pour une bureaucratie inconsistante.

Cet article sera sûrement qualifié de « gauchiste » par plus d’un.e camarade. D’autres estimerons que certains objectifs seraient trop utopiques ou précoces dans l’état actuel des consciences parmi les affilié.e.s. J’estime néanmoins qu’au vu de l’acharnement systématique contre les syndicats par les médias, les partis politiques (de la NVA au PS) et le patronat, ou comment le mouvement syndical s’est affaiblit et démobilisé par rapport à l’année dernière, il faut que nous organisions une riposte davantage offensive que défensive. Les grèves en janvier des cheminots sont un très bon exemple.

Depuis que je suis engagé dans le syndicalisme, je rêve de voir se modifier radicalement le fonctionnement de nos structures actuelles (tant à la FGTB qu’à la CSC), mais sans grand résultat… Dès lors, parce que j’estime que les enjeux actuels sont d’une telle gravité, si les directions syndicales ne sont pas prêtes d’accepter ce nouvel élan de combattivité sociale que j’espère voir se relancer d’ici peu, et qu’elles font tout pour l’en empêcher, alors je pense – très sincèrement – que l’heure est venue pour l’ensemble des syndicalistes révolutionnaires et combatif.ive.s de Belgique (toute couleur syndicale confondue) de lancer toutes les rencontres nécessaires, afin de faire émerger une nouvelle structure syndicale alternative à la FGTB et à la CSC. Un front syndical qui aura un véritable fonctionnement démocratique, autogestionnaire, et qui symbolisera le retour du syndicalisme de combat, de lutte et de classe !