Plagiat : deux poids deux mesures et médiocrité du langage
Par Thibaut S., étudiant à l’ULB[1]
Aujourd’hui, lundi 06 octobre, à 16h, Alain Delchambre a démissionné de ses fonctions de président du Conseil d’Administration. Cet article a été écrit avant que je prenne connaissance de cet événement. J’aurais pu le modifier pour le faire correspondre à ce « retournement de situation » mais j’ai décidé de ne pas en changer une ligne car les problèmes de fond qu’il aborde demeurent, eux, inchangés, et ce malgré la décision d’Alain Delchambre. Un « Post-scriptum sur le plagiat » sera sans doute publié dans les jours qui viennent pour commenter la décision de l’ex-président. Bonne lecture.
Stupeur et tremblement à l’Université Libre de Bruxelles… Alain Delchambre, président du Conseil d’Administration a plagié Jacques Chirac dans son discours de rentrée. La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans les médias et a même inspiré le dessinateur Kroll pour caricaturer Charles Michel. De la parole politicienne française à la parole politicienne belge, la boucle est bouclée et la baudruche médiatique se dégonfle en ce début de semaine ; peoplisation de l’information oblige, les buzz se suivent et se ressemblent alors que les vraies questions, celles qui fâchent, s’évanouissent dans le néant.
Je vais me pencher sur « l’affaire Delchambre » avec, je l’espère, un peu plus de recul que celui des journaux de notre pays. Loin d’être un évènement isolé, ce plagiat incarne l’évolution morale, politique et idéologique des autorités universitaires et cette évolution n’est pas à la hauteur d’une institution qui devrait se consacrer à l’émancipation intellectuelle de toute une société.
Tu ne plagieras point ! (Sauf si tu t’appelles Alain Delchambre ou Arnaud T.)
Tous les étudiants de l’ULB ont déjà été mis en garde : plagier c’est le pire des crimes – « Tu ne plagieras point », est le premier commandement universitaire ! Les sanctions peuvent être gravissimes et détruire définitivement le parcours académique du méchant plagieur. Même si la situation n’est pas exactement la même dans toutes les facultés, les étudiants sont soumis à une pression constante et doivent signer régulièrement des documents promettant que leurs travaux n’ont pas été plagiés. On comprend du coup les réactions mi-ironiques, mi-colériques qui fleurissent chez beaucoup d’étudiants depuis l’éclatement de l’affaire.
Il suffit de laisser trainer son oreille dans les restaurants universitaires ou sur l’avenue Héger pour entendre des remarques de ce type : « Si j’avais été à la place de Delchambre, je n’aurais pas pu dire : « non, mais c’est mon pote monsieur le professeur, je lui avais demandé un coup de main mais, le con, il a été copier une page entière de wikipédia ! » Franchement, ce n’est pas normal ! ». La manière désinvolte avec laquelle Alain Delchambre et le service de communication de l’ULB ont traité l’affaire n’a fait que renforcer l’impression que les autorités baignent dans une impunité quasi-totale alors que les étudiants sont sanctionnés à la moindre incartade.
Je ne vais pas épiloguer des heures à ce sujet car, au fond, l’attitude d’Alain Delchambre révèle bien le mépris des autorités universitaires. Son mail « explicatif » ne reconnaissait qu’une seule chose : le fait d’avoir été trompé par un de ses conseillers ; mais, il n’assumait ni l’emploi d’un lampiste pour écrire ses discours, ni le fait étrange que le président ait pu lire un discours de Chirac sans se rendre compte de rien. La manière de gérer le problème « en interne » est aussi une insulte envers le fonctionnement (soi-disant) démocratique de l’ULB.
Le nom d’Arnaud T. n’a pas été prononcé une seule fois par les instances officielles alors qu’il circule un peu partout, sur le campus, sur Facebook, etc. On tait également le fait que le même Arnaud T. a déjà commis plusieurs bourdes dans la gestion « interne » des problèmes de l’ULB et qu’il n’en était pas à son coup d’essai. La Pige révélait mercredi que le plagiat de Chirac et d’autres, durait depuis des mois ! Que l’université soit incapable de remettre en question son fonctionnement obscur, presque mafieux, démontre que le libre examen n’est qu’une formule marketing ; un label exposé fièrement devant les caméras mais inexistant dans le contexte du secret et des liens incestueux du pouvoir ayant cours au sommet de l’appareil universitaire.
Alain Delchambre avait pourtant le choix : il aurait pu démissionner de son poste de président ou, si ses ongles ne pouvaient vraiment pas se décrocher des ors de l’institution, reconnaître non seulement le plagiat mais aussi sa responsabilité personnelle et celle du système de direction de l’ULB dans son ensemble. Ce que nous devons retenir, c’est qu’une fois de plus, les étudiants sont traités avec paternalisme et qu’une fois de plus ceux qui dirigent notre université ont bafoué le principe d’honnêteté intellectuelle qu’ils se doivent de défendre. En tant qu’étudiants, nous ne pouvons pas accepter cela et nous devons réclamer une égalité de traitement et de considération !
Chirac ou Delchambre, c’est du pareil au même
Que cette affaire ait éclaté sur la place publique est une sorte d’absurdité ; depuis des mois, chaque conflit, chaque scandale se voyait étouffé « en interne » sans que les journalistes lèvent les yeux de leurs écrans et des dépêches Belga, pour venir fouiner dans les couloirs sombres de notre université. Mais ce qui est encore plus grave, c’est que personne ne s’est interrogé sur le contenu idéologique du plagiat. Certes, plagier un discours est malhonnête, mais qu’Alain Delchambre ait lu du Chirac et qu’il ait été applaudi pour cela, n’est-ce pas étrange et inquiétant ?
Le langage exprime des idées et des sentiments. Or, le langage politique est depuis plusieurs dizaines d’années un langage purement artificiel. Il ne sert pas à convaincre son audience, il ne sert pas non plus à exprimer des idéaux politiques forts, en réalité, il présente aux médias des slogans et des concepts clés qui seront repris en boucle, diffusés, avalés et souvent vomis par les citoyens. En politique, voilà bien longtemps qu’on ne parle plus avec son cœur mais bien pour la nuée des perroquets médiatiques ; pour tous ces journalistes et ces communicants qui se chargeront de répéter, résumer, synthétiser et donc simplifier le discours politique.
On pourrait croire que, dans une université, le discours de rentrée permettrait aux autorités de s’exprimer sur leur bilan ou sur leurs projets à venir. Mais non, il s’agit d’un simple exercice de contrefaçon. Comprenez-moi bien : contrefaçon n’est pas plagiat, il s’agit de deux fautes différentes. Même si le discours d’Alain Delchambre n’avait pas plagié Chirac, il aurait falsifié les idées et le ressenti du président du Conseil d’Administration derrière des formules creuses et vides de sens.
Les mêmes formules creuses avec lesquelles on assomme les étudiants. Le bruit de fond communicationnel des autorités tient en quelques phrases : il fait bon vivre à l’ULB, nous vivons dans une petite démocratie joyeuse, pleine de concorde et de projets originaux, notre université est un établissement d’excellence… En fait nous devons entendre : dors étudiant, dors, nous nous occupons de tout et peu important en fait les discours, qu’ils aient été écrits pour Chirac, un ministre socialiste ou un mémorant québécois, ce qui compte c’est que tu ne te poses pas trop de questions et que tu penses que tout va bien ; dors, étudiant, dors.
Ce qui me semble le plus critiquable dans l’attitude d’Alain Delchambre et l’attitude de toutes les autorités, c’est d’admettre que le langage ne vaut rien, qu’il est normal que des lampistes agitent leurs plumes dans l’ombre et que les représentants de l’université récitent, tel des benêts, des mots insensés. Ce qui me choque avant tout, c’est la médiocrité intellectuelle d’une telle attitude alors qu’on attend des étudiants, des chercheurs et des professeurs une excellence toujours plus grande et plus envahissante. Là encore, que de nonchalance pour tous ceux qui se trouvaient présents face à Alain Delchambre lors du discours de rentrée et pour toute la communauté académique.
Contre le mépris, la démocratie et l’engagement
On ne peut pas combattre le vide par l’inaction. Un grand homme politique a dit : « Entre la liberté et le repos, il faut choisir ». Malheureusement, il était grec et a vécu deux mille cinq cents ans avant notre ère ; pour les curieux, il s’agit de Périclès. Si une affaire comme celle du plagiat d’Alain Delchambre a pu se produire c’est parce que le gouvernement de l’université est de plus en plus laissé entre les mains d’une minorité de personnes, élitistes et techniciennes. Derrière le vide conceptuel des discours, on planifie l’existence d’une université des meilleurs, commandée par les meilleurs et d’une gestion mercantile du savoir.
Ce que nous devons combattre, c’est la concentration du pouvoir et le culte du secret. Ce qui se passe dans le rectorat et dans tous les services de l’université concerne toute la communauté. Une information limpide et indépendante, voilà ce qui empêchera un Arnaud Chirac ou un Jacques T. de pratiquer son art du plagiat et du flou idéologique. Bien sûr, une telle information n’existera que si l’Université Libre de Bruxelles assume son L et accepte de démocratiser radicalement son fonctionnement. Le statu quo ne sera, sinon, qu’une éternelle répétition : une caste en chassera une autre et notre destinée sera toujours réglée depuis le sommet de l’Olympe.
Post-sciptum sur le plagiat (ajouté le 8/10/2014)
Après une semaine d’hésitations, Alain Delchambre a finalement décidé de démissionner de ses fonctions de président du Conseil d’Administration (CA) de l’ULB. Il a fait ce qu’il avait à faire. Dans toute cette histoire, il est sans doute celui qui s’est conduit avec le plus de correction et, même si sa décision arrive un peu tard, j’avais surestimé son carriérisme et son manque d’honnêteté dans mon précédent billet. Dont acte ; Alain Delchambre retourne à la vie de professeur normal, Arnaud T. est privé de son poste de conseiller mais conserve (étrangement) sa charge d’enseignement dans un autre établissement et les pratiques antidémocratiques et paternalistes de l’ULB perdurent…
Car aucun des problèmes qui sont à l’origine de cette affaire n’ont vraiment été corrigés, ni même étudiés. Au contraire, autorités et médias s’échinent à présenter le plagiat sous le seul prisme de l’atteinte à « l’image » de l’université, comme si l’ULB était une starlette hollywoodienne et pas un lieu d’apprentissage. J’en veux particulièrement au Bureau des Étudiants Administrateurs (BEA) de s’être honteusement enfermé dans le silence. Les représentants étudiants auraient du être les premiers à exiger le renvoi du président. À la place, ils trahissent leurs engagements et la confiance de leurs électeurs. Cela s’explique sûrement par la crainte de prendre le contre-pied des autorités, oubliant que la rébellion et l’insoumission sont des valeurs fondamentales et qu’aucun plan de carrière, aucune sécurité personnelle, ne mérite de se compromettre par sa passivité.
Le mail de démission d’Alain Delchambre ne dit pas un mot des causes structurelles qui ont conduit à cette situation – il explique avoir démissionné parce qu’il ne veut pas ternir l’image de l’université ; or, il est un peu tard pour cela. Il ajoute « j’ai pris le temps de réfléchir à la meilleure solution pour notre institution afin d’assurer la continuité de sa gouvernance » et un peu plus loin « je suis fier d’avoir contribué au renouvèlement de la gouvernance de l’Université » (c’est moi qui souligne dans les deux extraits). Pourtant, c’est cette même gouvernance et l’évolution idéologique qu’elles représentent qui sont en partie responsables des proportions ubuesques qu’ont pris cette affaire du plagiat.
Qu’un président ne rédige pas lui-même ses discours est embarrassant mais qu’on puisse lui faire lire du Chirac sans que cela ne choque personne, c’est infiniment plus grave. Imaginons que le même discours, mot pour mot, n’ait pas été écrit pour Chirac mais bien par le lampiste de Delchambre : la qualité intellectuelle du discours restait proche du zéro absolu. Le fait que le président, le recteur et en fait toutes les autorités se représentent comme des administrateurs d’une entreprise privée, sans forcément connaitre le fonctionnement réel de ces entreprises, les poussent à gérer le savoir comme une simple marchandise. Le « projet » de l’université, qui doit être un projet pédagogique et citoyen avant d’être un projet administratif, se transforme en simple gestion technique, presque mécanique. En voulant à tout prix imposer un modèle d’industrie de la connaissance, on fait l’économie de l’intelligence, de l’originalité et de l’audace.
Cette dernière semaine c’est surtout l’antidémocratisme crasse de l’ULB qui est apparue au grand jour. Delchambre semble être fier d’avoir d’abord géré le problème « en interne » alors qu’une des qualités premières de la démocratie est la publicité de l’information. Les étudiants et toute la communauté universitaire se devaient d’être informés sur les tenants et les aboutissants d’une telle affaire. Comment se fait-il que pendant un an et demi, des discours aient pu être plagiés sans que personne ne s’en inquiète ? Surtout, comment l’université peut-elle se dire démocratique quand tous ces évènements surviennent dans l’ombre et le silence ?
Une série de mesures très simples mettrait fin à cette situation : (1) donner accès aux documents internes à tous les membres de la communauté, (2) ouvrir toutes les assemblées aux membres de la communauté, (3) fonder un véritable service d’information indépendant en direction de l’intérieur et de l’extérieur de l’université, (4) accepter que chaque corps détienne un pouvoir égal au CA et au CoA et (5) organiser un grand débat entre les étudiants, les chercheurs, les professeurs et le personnel pour construire un véritable projet d’enseignement émancipateur et ouvert sur la société.
Au contraire, les récentes réformes menées par le duo Delchambre-Vivier concentrent de plus en plus le pouvoir de direction entre les mains des autorités (et du recteur en particulier). Plus la qualité de l’enseignement diminuera, plus le savoir sera considéré comme une marchandise et les étudiants comme des clients, et plus le monde sera rempli d’Arnaud T., de personnes pour qui l’honnêteté intellectuelle n’a pas de sens, ni de valeur…
Encore un mot sur l’avenir
On a tendance, depuis le début de cette affaire, à beaucoup parler au nom des étudiants, à leur faire dire ce qu’ils pensent ou ne pensent pas. Par exemple, Le Soir d’hier (07/10) prépare déjà le terrain pour la successeure désignée de Delchambre, Laurence Bovy, accessoirement directrice de cabinet de Laurette Onkelinx, en précisant qu’elle « est très appréciée par les étudiants ». Combien d’étudiants connaissent Laurence Bovy ? Quelques dizaines ? Ou bien alors, parle-t-on des étudiants administrateurs qui connaissent tellement bien l’avis des étudiants lambda qu’ils n’ont pas ouvert la bouche une seule fois depuis la semaine dernière ? Ce genre de procédé est inique et pourtant il est la norme au sein de notre établissement.
Les vraies questions ne sont pas posées : une université indépendante doit-elle confier la présidence de son conseil d’administration à une technicienne politique proche du PS ? N’est-il pas paternaliste de parler sans arrêt au nom des étudiants sans leur demander leur avis ? La course aux rankings, relancée cette semaine avec la chute de l’ULB hors du Top-200, a-t-elle un sens ?
Une université véritable n’avance pas dans son époque en tirant ses certitudes comme des boulets, au contraire, elle fait de l’incertain une motivation et de l’inconnu un moteur. Les débats qui auront lieu bientôt sur le remplacement de Delchambre et, dans plusieurs mois, sur la campagne rectorale, seront l’occasion de renvoyer les autorités académiques au vide intellectuel qui les caractérise. Étudiants, travailleurs, chercheurs ou professeurs, nous sommes tous concernés par le naufrage de l’esprit critique et nous devons reprendre en main l’avenir de l’université si nous ne voulons pas qu’elle sombre et qu’elle emporte avec elle l’espoir d’une société meilleure.
Les articles de la catégorie « Billet d’humeur » n’engagent que leurs auteurs et ne sont pas des déclarations publiques, officielles et collectives, de l’Union syndicale étudiante. L’Union syndicale étudiante diffuse sur son site l’avis d’étudiants militants qui souhaitent susciter des débats au sein de la gauche étudiante, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’USE. ↩︎