La contestation étudiante à l’ULB, plus ancienne que la guerre 14-18

La contestation étudiante à l’ULB, plus ancienne que la guerre 14-18

À l’occasion des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, revenons sur la sphère étudiante critique et contestataire d’il y a plus de 100 ans.

La contestation étudiante ne date pas de Mai 68, ni de la deuxième moitié du XXe siècle. À l’Université libre de Bruxelles, les premières luttes étudiantes se sont déroulées vers la fin du XIXe siècle, avec les spécificités particulières de leur époque. En effet, le XIXe siècle fut transformateur dans les consciences étudiantes partout en Europe, où l’idée de « corps étudiant » comme étant une entité propre au sein de la société émergea à la fin du siècle. On vit le développement de premières revendications pour l’amélioration des conditions matérielles et sociales des étudiants[1]. Ces revendications étaient entre autres portées par les premières associations étudiantes à « visée syndicale », que j’aborderai dans un prochain article.

En Belgique, le tournant du siècle fut marqué par une évolution politique considérable de la conscience sociale, depuis les grandes émeutes ouvrières de 1886 jusqu’à l’avènement de la question sociale dans le débat public. La démocratie politique belge, basée sur le système électoral censitaire, devait faire place au suffrage universel qui fut obtenu en 1893 (néanmoins avec le vote plural) par de hautes luttes du mouvement ouvrier. Le Parti Ouvrier Belge (fondé en 1885, très lointain ancêtre du PS) s’imposa sur la scène politique, l’hégémonie libérale s’était éteinte vers 1880 et celle des catholiques allait suivre jusqu’en 1914.

La sphère universitaire n’était que peu encline à tous ces changements, son cadre élitiste restait dominant et il n’était pas question de démocratiser l’accès aux études. L’enseignement supérieur n’était orienté vers la promotion sociale des individus que via la formation des élites. Néanmoins, certains étudiants ont su remettre en cause cet état de fait… En effet, les étudiants en lutte de cette époque se prononçaient déjà contre un enseignement trop doctrinaire et peu participatif (à travers une simple soumission du maitre à l’élève), pour le droit au savoir au plus grand nombre, et à la cogestion de l’université par les étudiants et les professeurs.

Vers la fin du XIXe siècle, l’Europe a traversé une importante crise intellectuelle et philosophique entre les différentes idéologies politiques et scientifiques du moment : socialisme, libéralisme progressiste, positivisme, spiritualisme… En Belgique, l’ULB connut deux conflits universitaires – l’« Affaire Dwelshauwers » (1890) et l’ « Affaire Reclus » (1894) – représentatifs des tensions intellectuelles de l’époque. L’éveil des consciences étudiantes se fit réellement dans les années 1890-1894, période que l’on nomme la « crise universitaire[1:1] » dans l’histoire de l’institution. Elle aboutit notamment à la fondation de l’Université nouvelle de Bruxelles.


Georges Dwelshauwers, philosophe positiviste, fut au centre d’une importante agitation étudiante. Sa thèse sur la psychologie expérimentale avait été refusée car ses idées n’étaient pas en adéquation avec son promoteur spiritualiste, Guillaume Tiberghien. Dès la séance de rentrée académique d’octobre 1890, une protestation étudiante eut lieu contre l’atteinte au libre-examen via l’ajournement arbitraire de Dwelshauwers. Les étudiants s’opposèrent à la nomination de Charles Graux comme administrateur-inspecteur (ayant également été ministre des finances de 1878 à 1884), et on réclama même la démission du recteur Martin Philippson. La police finit par intervenir. C’est alors que débuta un conflit long de trois mois entre étudiants et autorités académiques : des meetings et actions de protestation d’un côté, des menaces d’expulsion de l’autre. Le recteur finit par démissionner ! Et cela représenta une grande victoire pour les étudiants, qui prirent conscience qu’ils avaient le pouvoir de renverser le rapport de force établi.

Dès lors, un véritable mouvement étudiant émergea avec des revendications propres, comme celles visant à réorganiser l’ULB afin que professeurs et étudiants aient plus de voix dans les instances de décisions. Les résultats de l’agitation universitaire de 1890 amenèrent aussi l’ULB à inscrire le principe du libre-examen dans ses statuts, à augmenter le nombre de séminaires (moins de cours ex-cathedra), et à permettre l’accès de l’université à plus d’étudiants.


Caricature du journal Le Diable au Corps

Élisée Reclus était un grand géographe français, connu pour avoir été le fondateur de la géographie humaine. Très admiré par les étudiants et les milieux académiques, il fut invité à venir donner cours à l’ULB. Il était également un militant anarchiste de conviction. Vers 1893, des attentats commis à Paris par des anarchistes dévoilèrent l’identité politique de Reclus et de sa famille dans la presse. Il avait lui-même publié quelques écrits exposant ses opinions. Le Conseil d’administration de l’ULB suspendit donc aussitôt le cours qu’il était censé donner.

L’indignation étudiante face à cette décision arbitraire fut d’une grande ampleur, et rallia presque l’ensemble de la communauté universitaire (une grande partie du corps professoral, des anciens étudiants et tous les cercles). Les autorités de l’ULB furent totalement isolées, et avaient à nouveau bafoué le libre-examen, la liberté d’opinion et la liberté scientifique. Les opposants parmi le corps académique – libéraux progressistes comme socialistes (comme Paul Janson) – s’en allèrent dès lors fonder l’Université Nouvelle, où Élisée Reclus put finalement y donner ses cours.


Ainsi, la contestation étudiante à l’ULB date de plus d’un siècle. Elle a toujours su renverser le rapport de force vis-à-vis des autorités, à travers la mobilisation d’étudiants capables de faire démissionner des recteurs, et de s’opposer de manière frontale aux décisions arbitraires. Certes, le petit nombre d’étudiants de l’époque faisait que si une poignée d’entre eux s’indignait, cela se faisait savoir au près de tous. Mais c’est néanmoins par ces mobilisations qu’on fit inscrire le libre-examen dans les statuts de l’ULB, et qu’on repensa pour la première fois l’université avec une vision plus progressiste, via l’ouverture d’accès au plus grand nombre. La lutte contestataire étudiante est donc à la base du progrès social à l’ULB !


  1. Par Orville, étudiant à l’ULB. ↩︎ ↩︎