Un étudiant, révolté depuis longtemps, répond

Un étudiant, révolté depuis longtemps, répond

Par Thibault S.[1]

Chers étudiants « révoltés »,

J'ai lu, vendredi dernier, une tribune signée par « Alex » sur le site de RTL.be. Je souhaite y répondre pour faire savoir que les étudiants ne partagent pas tous la même absence de solidarité sociale que ces « révoltés », auxquels je refuse d'accorder un droit à la vraie révolte. Camus disait : « La révolte est le mouvement même de la vie et on ne peut la nier sans renoncer à vivre. », mais sa révolte n'a rien à voir avec celles des éternels critiques et pinailleurs qui ont beau jeu d’exercer leur délation sur Facebook ou sur Internet sans même hisser haut leur véritable nom et, ainsi, assumer pleinement leurs actes. La révolte, c'est se dresser face à l'existence et dire non. C'est crier au monde qu'on refuse ses règles abjectes et inhumaines. La révolte, c'est renier ce système qui nous oppresse et nous aliène. La lettre publiée par RTL, en comparaison, vaut à peine la diatribe d'un jeune irrité au café du commerce... et pourtant ! Pourtant certains construisent sur elle une politique et puisent en elle une légitimité publique qui n'a aucun rapport avec la démocratie.

Ce qui est remis en cause c'est le droit de grève, l'efficacité des services publics, l'honnêteté et l'intégrité des grévistes et finalement l'image de la Wallonie à l'étranger. Et sur tous ces points, notre jeune faussement révolté se trompe. Il se trompe quand il croit que le droit de grève est un privilège, sortes de vacances sauvages que les travailleurs s'accordent de temps à autres en riant sur le dos des usagers. Il se trompe aussi, s'il croit que la baisse de la qualité des transports est due à une quelconque rigidité du système ; les services publices sont depuis longtemps gérés comme des entreprises privées ! Enfin, il se trompe s'il pense que notre belle Wallonie manque d'une image à l'étranger ; qu'on y voit une terre d'ouvriers sans vergognes régnant sur un Âge de Pierre managérial. Mais il faut enfin être honnête et parler à mots découverts : la société que désire Alex se révèle être une immense machine néo-libérale ; débarrassée du pouvoir des syndicats, des grèves et donc des droits qu'il serait impossible de défendre, dans laquelle les régions européennes entreraient dans une joyeuse concurrence pour attirer des capitaux et se prostitueraient sur les marchés internationaux.

Ce qui est amusant, ce qui fait rire jaune devrais-je dire, c'est que ce futur est à chercher dans le passé. Ce monde, celui de l'argent roi et de l'économie libérale déchaînée, existait au début du XXème siècle. À l'époque aussi, la planète était découpée comme une gigantesque tarte que dévoraient quelques riches propriétaires occidentaux. La Belgique pouvait exporter ses tramways en Russie endettant le pays sur des générations et Henry Ford – oui oui, l'usinier qui a donné son nom au fordisme – s’acheter un petit bout du Brésil, soit 10 000 km², pour trois fois rien. Ce temps merveilleux, avant l'État social, n'avait que quelques petits désavantages. Les femmes ne votaient pas, les riches pouvaient posséder plusieurs voix et la Crise de 29 a ravagé l'Allemagne et contribué à conduire Hitler au pouvoir. Seulement, à l'intérieur de ce splendide tableau, il y avait le mouvement ouvrier ; les mouvements ouvriers. La démocratie que nous connaissons aujourd'hui, aussi imparfaite soit elle, est un legs de leurs combats. L'économie libérale bridée en était une autre jusqu'au retour en fanfare des thèses monétaristes et du financiarisme.

Je n'accuse pas Alex de vouloir retourner aux années 20 et 30, il aura sans doute l’intelligence de louer, en bon libéral, les valeurs démocratiques et égalitaristes, le droit des femmes et de l'enfant, les droits de l'Homme, etc. Or, rien de tout cela n'existerait si, par le passé, la grève n'avait pas été un moyen politique de faire progresser les acquis sociaux. Ce qui est fabuleux et terriblement triste, c'est de constater que certains étudiants et certains citoyens voudraient que l'Histoire se fasse sans eux, que les rênes du monde soient laissées sans surveillance, comme si les problèmes sociaux avaient disparu avec le deuxième millénaire. Qu'est-ce qu'un jour d'étude ou de cours perdu face au labeur d'un conducteur de bus qui dépense infiniment plus d'énergie à exécuter son travail que nous à passer des examens ? Je vois d'ici la réponse : « Les études sont difficiles ! Quel démagogie de parler ainsi du travail qui consiste à rester le cul visser sur une chaise pendant toute la journée ! ». J'engage donc les étudiants « révoltés » à faire démonstration de leur révolte : prenez le volant des cars de la TEC pendant une semaine, conduisez pendant des heures sans interruption, subissez l'incivilité que vous renvoyez sans doute au visage des conducteurs quand vous êtes vous-mêmes passagers, vivez une nuit d'agression et une année de politiques d'austérité. Au moins, aller échanger quelques mots avec les conducteurs, demandez leur une fois dans votre vie : « Monsieur, aimez-vous ce que vous faites ? Est-ce que c'est difficile ? ». Après, et après seulement, vous pourrez venir nous dire que ce sont des fainéants, des parasites sociaux qui ne méritent rien d'autre qu'un plus faible salaire ou une réduction de l'index.

Étudiants révoltés ! Vraiment révoltés ! La solution à vos ennuis de collégiens est simple. Réfléchissez à votre avenir. Demain vous travaillerez ou vous serez peut-être au chômage ; vous vivrez peut-être dans un minuscule kot qu'on vous louera au prix d'une villa de vacances sur la côte marocaine ; vous serez peut-être les victimes d'une privatisation, vous connaîtrez la douceur des lettres de licenciement, des fins de mois difficiles et des factures qui s'entassent ; et puis, surtout, vous serrez un jour à la retraite, vous toucherez moins que le salaire de vos parents qui travaillent aujourd'hui. Voilà de bonnes raisons de se révolter. Voilà ce qui devrait faire bouillir vos cœurs et crier vos bouches.

Vous pensez sincèrement que l'époque des luttes est terminée parce qu'on berce notre génération avec des contes doucereux depuis notre enfance. On nous dit que l'Histoire s'est arrêté avec l'effondrement de l'URSS, que nous vivons l'âge d'or de la démocratie, que la vie revient à étudier, travailler, et puis mourir, un point c'est tout. Seulement... seulement, entendez-vous le bruit des Bourses qui s'affolent et s'écrasent ? Les pleurs d'un millier de petits épargnants fauchés en un dixième de seconde parce qu'un zéro à remplacer un chiffre ou l'autre dans le vendre monstrueux d'un serveur perdu au fin fond de la City ? Le néo-libéralisme et la finance ne sont que des rêves ; des cauchemars tordus qui n'auront comme conséquence qu'une régression de l'Europe d'un point de vue social et politique.

Face à tout cela, Alex parle au nom de la régression alors que les grévistes réclament une saine justice. Si les services publiques vont mal c'est parce qu'on les gère comme des vaches à lait, en pensant perpétuellement au profit et aux économies. Le lobbyisme syndical est un mythe. Aujourd'hui les syndicats supportent le poids d'un combat qu'ils ne peuvent pas gagner. Ils ne font que reculer le moment fatidique ou il ne restera rien à privatiser, où l'Austérité aura gagner partout.

Le peuple n'est pas derrière Alex. Il n'est sans doute pas derrière nous non plus. Le peuple pourri dans son apathie parce qu'on lui a enlevé tout espoir d'un monde meilleur. Alors je dis : étudiants wallons, si vous souhaitez arriver à l'heure à vos examens, allez donc trouver les conducteurs sur leurs piquets et dites leur : « nous sommes avec vous, parce que demain nous serons à votre place. ». Faites de beaux cortèges, avec de la musique et quelques drapeaux, qui traverserons la Wallonie et confluerons vers les auditoires et les salles de classe. Alors, vous vivrez les plus beaux examens de votre vie !


  1. Les articles de la catégorie « Billet d’humeur » n’engagent que leurs auteurs et ne sont pas des déclarations publiques, officielles et collectives, de l’Union syndicale étudiante. L’Union syndicale étudiante diffuse sur son site l’avis d’étudiants militants qui souhaitent susciter des débats au sein de la gauche étudiante, à l’intérieur autant qu’à l’extérieur de l’USE. ↩︎