Éloge critique sur l’univers politique de « Bologna la rossa » #3
« J’ai vécu à Bologne entre octobre 2015 à septembre 2016, et j’ai pu observer et fréquenter tout un univers d’engagement politique et militant, comme je n’en avais jamais vu ailleurs. »
Par Orville, étudiant à l’ULB et à l’Università di Bologna en 2015-2016.
Cet article est le troisième d'une série de 5 textes :
- Partie I : L’histoire révolutionnaire en Italie, une histoire de résistance(s)
- Partie II : Contexte politique d’aujourd’hui en Italie et les forces en présence
- Partie III : Les mouvements militants de Bologne
- Partie IV : CUA vs Link – deux organisations similaires mais aux visions distinctes (à venir)
- Partie V : Conclusion (à venir)
Les mouvements militants de Bologne
Dans cette partie, je vais tenter de vous exposer l’ensemble de mes découvertes, entre les différents espaces et les organisations que j’ai pu rencontrer et observer lors de mon séjour à Bologne. Je compte aussi vous faire cette présentation dans un souci de mise en perspective à travers le contexte politique actuel en Italie, ainsi que le poids de certains évènements historiques, très présents dans la mémoire collective et la conscience politique des miliant·e·s de Bologne.
Pourquoi avoir tant voulu intégrer cette analyse, par rapport à la situation de l’Italie en général ? Et bien parce que les habitant·e·s de Bologne, pour la plupart des étudiant·e·s, viennent eux-mêmes de toute l’Italie, du Sud au Nord, en passant par toutes les régions du pays. Tel un point de rencontre des mentalités et des expériences de toutes les différentes cultures politiques régionales ou locales, rassemblées en une seule ville pour en voir l’effervescence d’une certaine équation militante.
À cela, je me suis conduit tout au long de mon séjour en tant qu’observateur ayant approché et fréquenté différents mouvements ou espaces, sans jamais adhérer complètement à l’un d’entre eux. En effet, quand on est militant et qu’on débarque dans une nouvelle ville pour y vivre, il y a un certain temps d’adaptation pour comprendre les codes et rouages des milieux militants sur place, avant d’être convaincu d’en rejoindre l’un ou l’autre. Je tenterai donc de partager un regard et une vue d’ensemble objective et critique, sans trop prendre partie pour tel ou tel mouvement, dans une volonté de mettre en lumières leurs qualités respectives comme leurs différentes particularités.
Une ville et son histoire marquée par le mouvement autonome
Elle a été désignée « Bologne la rouge » car la mairie a toujours été de gauche depuis la victoire des socialistes aux élections de 1914, avec un premier maire communiste en 1920, contesté par les fascistes dès son élection avec l’attaque du Palazzo d’Accursio (palais communal) par les squadristi. Il y a bien entendu eu la période fasciste, jusqu’à la libération de la ville par les partisans entre novembre 1944 et avril 1945. Ce n’est qu’en 1999 que la mairie passa au centre-droit, avant de redevenir un bastion du PD jusqu’à aujourd’hui. Mais je vous ai déjà suffisamment parlé d’histoire… Passons directement au mouvement autonome, à l’opéraïsme et à l’insurrection de Bologne en 1977.
Le mouvement autonome connaît plusieurs mouvances, et il serait donc faux d’affirmer qu’il n’existe qu’un seul et même mouvement autonome. Pourtant en Italie, la culture militante issue de ce mouvement né dans les années 1970, garde toujours la même origine. Cela peut être différent dans d’autres pays d’Europe (France, Belgique, Suisse ou Allemagne), où l’importation de l’autonomie a influencé des militant·e·s et des théories plutôt anarchistes. En Italie, l’identité communiste du mouvement autonome a toujours été assumée, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Parmi les théories ayant le plus influencé le mouvement autonome italien, on retrouve l’opéraïsme, qui représente pour moi l’une des meilleures révisions originales du marxisme au XXe siècle, sous l’aune du nouveau contexte économique des années 1960. Ce nouveau courant marxiste italien s’exprime dès 1961 dans la revue Quaderni Rossi, Mario Tronti et Toni Negri en sont les principaux théoriciens, créant la revue Classe Operaia en 1963. Un autre auteur important est Raniero Panzieri (1921-1964).
L’idée de l’opéraïsme part du principe que la classe ouvrière est le moteur du capitalisme, et puisque celui-ci s’est régénéré par rapport à sa forme d’origine (développant une classe ouvrière productive), il faut repartir sur la base analytique d’une ricomposizione di classe (recomposition de classe) et le développement d’un nouveau soggetto (acteur) révolutionnaire à travers les luttes sociales. Il y a aussi chez les opéraïstes toute une critique des syndicats, du PCI et de l’ensemble des organisations qui ont accepté leur intégration au capitalisme. Ils seront également parmi les premiers à développer le concept de nouvelle classe précaire ou de « précariat ».
L’opéraïsme insiste sur le besoin d’imaginer de nouvelles pratiques, comme le « refus du travail » – rifiuto del lavoro – qui peut s’exprimer de différentes manières. Le principe de lutte des classes reste intact, l’identité en tant que marxistes et les références au mouvement ouvrier aussi, mais l’on souhaite revenir sur les méthodes d’organisation et sur l’identité de l’operaio (l’ouvrier), de la classe ouvrière. En prônant le refus du travail, on permet l’émancipation du prolétariat, qui reste le meilleur acteur révolutionnaire pour émanciper l’ensemble de la société et se diriger vers l’abolition du capitalisme et de ses formes d’exploitation.
Le concept d’« autonomie ouvrière » est déjà au centre des discussions dans les usines en Italie au début des années 1970. L’influence grandissante des opéraïstes y est pour quelque chose. Petit à petit, on va voir se développer une nouvelle force du nom d’Autonomia operaia (Autonomie ouvrière) dès 1972, regroupant toute une série de comités ouvriers et des organisations d’extrême-gauche comme Il Manifesto (L’Affiche), Potere Operaio (Pouvoir ouvrier) et Lotta Continua (Lutte continue). Beaucoup de militant-e-s autonomes sont alors directement issu-e-s du PCI, qui n’est plus vu comme une organisation révolutionnaire.
L’aspect le plus novateur au sein du mouvement autonome sera la remise au goût du jour de pratiques comme le sabotage, l’occupation des usines, et l’autoriduzione (l'autoréduction, à savoir imposer par la force collective la baisse du prix d’un produit ou d’un service) pour lutter contre les conditions d’exploitation dans la société capitaliste. Dès 1975, se crée le Comitato Comunista per il Potere Operaio (COCOPO, Comité communiste pour le pouvoir ouvrier), regroupant entre autre Potere Operaio et Lotta Continua, afin de pouvoir se reposer sur une organisation insurrectionnelle. Le COCOPO va alors organiser plusieurs groupes armés dans les grandes villes d’Italie comme Rome, Florence et Milan. Comme déjà dit, l’année 1979 marquera la fin de ces stratégies d’agitation révolutionnaire, incarcérant près de 25 000 militant·e·s autonomes, les autres se retrouvant en exil (comme Toni Negri).
Bologne revête encore beaucoup de traces de cette époque. La ville (administrée par le PCI) fut en effet le théâtre d’intenses affrontements en mars 1977, entre autonomes et forces de l’ordre, symbolisant ainsi cette grande rupture entre le PCI et la gauche extraparlementaire. Tout a commencé le 11 mars 1977, avec une perturbation par des étudiants d’Autonomia operaia d’une assemblée de Comunione e Liberazione (CL, Communion et Libération), une secte catholique très influente dans la société italienne. Les autonomes furent réprimés par les carabinieri, le soir-même toute la zone universitaire et les zones avoisinantes connurent des émeutes. Des coups de feu sont tirés par un policier. On retrouve un étudiant en médecine au sol, via Mascarella. Membre de Lotta Continua, il s’appelait Francesco Lorusso.
Le lendemain, des cortèges spontanés se répandent partout dans Bologne depuis la zone universitaire, bloquant et occupant les facultés, jusqu’à se rendre à la Gare centrale, mettant à l’arrêt l’un des circuits ferroviaires les plus importants du rail national italien. Le ministre de l’Intérieur Francesco Cossiga envoie des blindés militaires à Bologne, pour mettre fin aux émeutes de la città rossa. La répression s’intensifie, et on force l’arrêt des transmissions de la radio militante du mouvement étudiant Radio Alice, proche d’Autonomia operaia. Plus rien ne sera comme avant, le PCI ayant donné son aval à l’intervention des chars. Le 12 mars 1977, a lieu également à Rome une immense manifestation pour dénoncer la répression de Bologne, et l’on va jusqu’à s’attaquer au siège de la DC (considérée comme responsable de la mort de Lorusso).
La fracture entre le mouvement autonome et la gauche institutionnelle se consomme, avec l’organisation le 16 mars 1977 à Bologne (à peine quelques jours après le décès de Lorusso) d’une grande manifestation contre la « violence » à l’appel des syndicats, qui avaient par contre refusé de dénoncer la répression des 11 et 12 mars 1977. Manifestation soutenue par le PCI… et la DC ! Les autonomes organiseront en réaction à Bologne les 23-24-25 septembre 1977, un immense congrès contre la répression, auquel participeront des militant·e·s autonomes de toute l’Italie et d’ailleurs.
Les réseaux et milieux militants de Bologne
À présent, après vous avoir partagé ces références historiques pour saisir la réalité militante de Bologne et sa culture politique, partons d’un premier double constat : il y a une grande culture du collectif politique à Bologne (comme en Italie en général), avec un nombre élevé de différentes organisations. Cependant, les milieux militants de Bologne sont aussi très divisés entre eux. Là où cela représente une force de pouvoir approfondir plusieurs sujets militants à travers tous ces collectifs, impliquant toute son énergie sur un mouvement ou une thématique particulière (féministe, LGBTQI, environnementale, alimentaire etc.), cela en devient une faiblesse par manque d’unité dans les luttes.
Ainsi, il faut concevoir les milieux militants de Bologne comme de réels réseaux, parfois liés à de véritables zones dans la ville, ou alors simplement regroupés autour d’une même culture politique à part entière. J’ai pu quand-même assister parfois à des situations absurdes, uniquement liées à des divisions de posture assez ridicules, comme ne pas être capable de participer à une même manifestation (pour partir ensuite en deux cortèges séparés, vers deux directions opposées...).
Commençons avec les centres sociaux, étant donné que c’est dans ces espaces que s’organise une grande partie de la vie militante à Bologne. Il peut y en avoir de différents types, parfois pour loger des familles précaires ou des migrant·e·s, ou alors de simples espaces où on y organise toute sorte d’activités. Il y en a énormément à Bologne, dont on dit souvent qu’elle est la capitale des centres sociaux en Italie.
Malheureusement, la période de mon séjour à Bologne aura été une sombre année pour ces espaces, où la préfecture et le maire PD Merola ont procédé à beaucoup de sgomberi (expulsions), afin de se donner une bonne image avec les élections municipales de 2016. En effet, à peine étais-je arrivé qu’il y eut l’expulsion du squat Atlantide de Porta Santo Stefano, espace dédié aux LGBTQI. Ce fut ensuite le tour de l’expulsion massive de familles précaires du bâtiment « Ex-Telecom » (anciens bureaux vides du groupe de télécommunications), via Fioravanti. Il y a néanmoins des centres sociaux qui résistent, et malgré qu’ils soient tous menacés, ils sont tellement grands et populaires que les autorités de la ville devront mobiliser un nombre important de forces policières pour essayer de les déloger.
Le plus grand centre social est le très fameux XM24, sur cette même via Fioravanti au n°24, dans le quartier populaire de Bolognina (juste derrière la gare). Il accueille non seulement une palestra popolare (boxe populaire), mais aussi un marché, une école de langue pour migrant·e·s, et organise de très chouettes soirées^^ Il est principalement géré par des anarchistes, mais le collectif qui autogère l’XM est ouvert à tout le monde. Sous la menace d’expulsion depuis longtemps, peut-être cet été, espérons qu’il résiste ! Entre la zone universitaire, à la limite du quartier San Donato (nord-est de la ville), on trouve le VAG61. Il organise également comme l'XM un marché, une palestra, des repas sociaux à bas prix, des discussions et des soirées festives. Les repas sociaux, que ce soit au VAG ou à l’XM, sont souvent organisés par le collectif Eat the Rich, très actif sur les questions alimentaires. Chaque année, ils organisent au printemps un festival de cuisine populaire, avec des petits producteurs de cultures autogérées venant de toute l’Italie.
L’autre grand centre social de la ville est le Làbas, situé dans le quartier de Santo Stefano à la fin de via Orféo (sud-est du centro storico), au-delà de la zone universitaire (située sur la partie est). Il est très lié au TPO, qui lui est situé au nord-ouest de la ville, dans la zone de Porta Lame. Ces deux centres sont gérés par les Disobbedienti (désobéissants) qui sont une mouvance importante du mouvement autonome en Italie à travers le réseau « Global Project », connu pour avoir organisé l’anti-G8 à Gênes. Leur zone de prédilection est le quartier symbolique du Pratello (partie ouest), où ils détiennent plusieurs bars. C’est aussi dans ce quartier où tous les 25 avril (journée de commémoration des partisans), on organise la plus grande fête populaire de la ville : « Pratello che resiste ».
Enfin, un autre réseau militant organisé autour du Crash, centre social très excentré au-delà de Bolognina, est celui de la mouvance la plus importante du mouvement autonome à Bologne. Ils sont liés au réseau national « Info’Aut » (dont les deux leaders viennent de Turin, auteurs de plusieurs jambisations dans les années 1970^^). À Bologne, ce réseau regroupe plusieurs collectifs comme le Collettivo Autonomo dei Studenti (CAS, Collectif autonome des étudiants) au niveau lycéen, le Collettivo Universitario Autonomo (CUA, Collectif autonome universitaire) au niveau étudiant, et le Social Log qui est une organisation d’aide au logement pour les familles précaires (dont leur propre squat a aussi été délogé l’an dernier). Ce réseau pratique un travail militant admirable au niveau des lotte per la casa (luttes pour le logement), très populaires et développées en Italie. N’ayant toujours connu que les piquets de grève devant les universités ou les entreprises, à Bologne, j’ai découvert les piquets anti-sfratti (autre mot pour expulsion) dès 5h du matin, avec des dizaines de militant-e-s présent-e-s, contre les tentatives d’expulsion de familles de leur maison.
La troisième mouvance du mouvement autonome à Bologne s’organise autour du collectif étudiant Hoboe et de la libraire Mediagateway (via San Petronio Vecchio). Ils ont des relations très conflictuelles avec le réseau du CUA, allant jusqu’à des bagarres entre les membres des deux mouvances dans les couloirs des facultés de l’université... Hoboe sont surtout des intellectuels post-opéraïstes, comme leur figure Gigi Roggero, mais avec qui on peut avoir des discussions passionnantes. Comme autres espaces intéressants, il y a la librairie du Modo Infoshop (24/b via Mascarella) et le Circolo Berneri à Porta Santo Stefano (juste en face de l’ancien espace d’Atlantide), qui est un squat anarchiste très accueillant, organisant des repas populaires le lundi soir (2€ le plat de pâtes !), et avec une petite bibliothèque. Ils sont pour la plupart organisés au sein de l’USI-AIT, organisation anarcho-syndicaliste.
Les syndicats, parlons-en, car ils sont très représentatifs des divisions entre ces différents réseaux, chaque réseau militant ayant plus ou moins son syndicat avec qui il milite ou dans lequel les militant·e·s sont affilié·e·s. Ainsi, le SI-COBAS est très implanté dans les entreprises de la logistique à Bologne (secteur en proue depuis 30 ans), tout comme à Modena (autre ville d’Emilia-Romagna) et dans beaucoup de territoires différents en Italie. Le SI-COBAS de Bologne est souvent capable d’organiser d’importantes manifestations dans les grandes avenues de la ville, et pratique souvent l’action de grève dans leurs entreprises. Très solidaires des étudiant·e·s du CUA, et réciproquement, ils sont davantage proches du réseau du Crash.
L’ADL-COBAS est lui plutôt proche des disobbedienti et des centres sociaux Labàs et TPO. Tandis que l’USI-AIT est quand à elle naturellement plus présente du côté de l’XM et du Circolo Berneri. Il y a aussi à Bologne une base importante de l’USB, qui rassemble davantage les militants communistes « purs » et non issus du mouvement autonome. C’est le cas de l’organisation maoïste du collectif étudiant Noi Resistiamo (« nous résistons »). Ils avaient également un tout petit squat, dans un appartement via Irnerio aux allures d’ambiance des années 1970 (en même temps, ils ont pas changé de discours depuis^^), mais il a également été expulsé l’année dernière. Enfin, il y a aussi des petits groupuscules trotskistes avec quelques militants étudiants-vendeurs de journaux, comme Rivoluzione (« Révolution », équivalent du Vonk) ou Sempre in Lotta (« Toujours en lutte », équivalent du PSL), mais que plus personne n’écoute. Enfin, on croise parfois des bordigistes qui font payer des étudiant·e·s pour avoir des leçons de « marxisme ».
Les réseaux militants de Bologne sont donc très développés et diversifiés, et l’extrême-droite presque inexistante, si ce n’est les provocations nationales faites par la Lega quand elle souhaite « reconquérir » des villes comme Bologne. En dehors de l’extrême-gauche, il n’y a donc aucune organisation militante, résumant ainsi l’action et le débat politique entre le système officiel (avec ses partis) et le mouvement social.
Ces réseaux ont pu former des générations de jeunes militant·e·s, où la hargne de lutter est toujours aussi vive. Ils ont également réussi à bâtir des liens sociaux très développés avec les quartiers populaires, à travers les centre sociaux ou dans les luttes.