Après 68 – 2ème épisode : la fronde étudiante de Liège

Après 68 – 2ème épisode : la fronde étudiante de Liège

Dans mon billet précédant, je décrivais les répliques de Mai 68 à l’ULB et notamment les affrontements de l’hiver 1969 entre les étudiants et les autorités. Aujourd’hui, j’aimerais me concentrer sur une dimension méconnue du mouvement étudiant belge : les effets de Mai sur les universités d’État de Gand et surtout de Liège.

Pendant que les bruxellois occupaient le Janson et la Salle des Marbres, les universités d’État sont restées relativement tranquilles. À Gand, les esprits étaient surtout préoccupés par le processus de transformation culturelle de l’enseignement supérieur enclenché à Leuven quelques mois plus tôt. À Liège, la gauche étudiante était bien plus faible qu’à Bruxelles et l’ambiance stricte imposée par le professorat a enrayé toute amorce de mouvement. Mais comme pour l’ULB, c’est surtout dans les mois et les années suivant Mai 68 que les changements les plus profonds s’opérèrent.

La grève étudiante historique de Liège

Les 12 et 13 décembre 1968, une très grande majorité des étudiants liégeois sont en grève. Pour comprendre pourquoi cette forte participation étudiante est exceptionnelle, il faut présenter succinctement la situation de l’université à cette époque. Elle fonctionne toujours sur le principe du mandarinat : une dizaine de professeurs, souvent les doyens, élisent un recteur et gouvernent l’université. Les étudiants ne peuvent pas se rendre dans les instances de décision, même pas en tant qu’observateurs. Le personnel et les chercheurs sont aussi totalement exclus.

Le recteur de l’époque, Marcel Dubuisson, est en poste depuis plus de quinze ans. Il dirige l’université d’une main de fer et n’est pas habitué à faire face à des mouvements de contestation. C’est en partie à cause de son jusqu’au-boutisme autoritaire que l’université de Liège a été paralysée par la grève en décembre 1968.
Marcel Dubuisson
En effet, les avancées démocratiques obtenues à l’ULB ont fait réfléchir les étudiants. L’Union Générale (UG), organe corporatiste coalisant les cercles étudiants (sauf celui de Droit), a changé son fusil d’épaule et convoqué une Assemblée Générale de rentrée. Les étudiants y viennent nombreux et réclament un minimum de démocratie universitaire. Leurs revendications sont les suivantes : liberté de réunion et d’affichage sur le campus, liberté d’expression et droit à l’information pour les étudiants ; la présence des étudiants au Conseil d’Administration de l’Université ; et la création d’un « Moniteur universitaire » rendant publics les débats au sein du CA et des autres instances de décisions.

On peut avoir l’impression, en prenant connaissance de ces revendications, d’être de retour au XIXe siècle ! Les liégeois vont d’ailleurs moins loin que les bruxellois. Ils ne réclament ni la parité dans les instances, ni le contrôle du budget social par les étudiants. Pourtant, par trois fois, les autorités refusent toutes les concessions. Les AG se succèdent, les demandes se précisent et, en plus des « libertés universitaires fondamentales », deux principes émergent : la publicité des débats et la révocation des élus étudiants. C’est finalement en constatant le refus absolu du recteur de lâcher du leste que la grève est votée, à 62 %, par une assemblée de quatre mille étudiants (sur les sept mille actifs que compte l’université).

La grève est déclarée « active » par l’AG et des conférences et des tables de discussions étudiantes s’organisent. Le recteur ayant ordonné aux professeurs de donner leurs cours coûte que coûte, des occupations d’auditoires et des interruptions ont lieu. Il faut ici préciser deux points : la faculté de Droit était la plus hostile à la grève et ses étudiants furent ceux qui s’opposèrent le plus violemment aux grévistes ; et très peu de professeurs se joignirent aux grévistes en ignorant les exigences rectorales. Le rapport de force s’établit clairement corps contre corps, étudiants contre professeurs. Les chercheurs sont également peu actifs ; dépendant des mandarins, ils avaient les mains liées. Par contre, une partie du personnel prend fait et cause pour les étudiants et des rapprochements s’opèrent avec la CGSP et la régionale de la FGTB.

La lutte continue

Malgré le succès fulgurant de la grève, malgré le soutien de plus en plus clair du ministère de l’enseignement supérieur qui appuie certaines revendications étudiantes, Dubuisson résiste. Il est persuadé de pouvoir conserver à la fois l’hégémonie professorale sur l’université et son mandat, pourtant déjà bien poussiéreux. Le deuxième quadrimestre commence et le conflit se poursuit.

Il s’étend sur le front de la presse. Les journaux nationaux sont plutôt favorables au réformisme « responsable » des étudiants. À l’inverse, La Meuse supporte avec ferveur la ligne rectorale. Les deux journaux étudiants financés par l’université se permettent de caricaturer gentiment Dubuisson qui répond en réduisant leur dotation de 55.000 à 5000 francs. Cela renforce encore la position des étudiants qui décident de se présenter au CA suivant, malgré l’interdiction. Les professeurs le délocalisent pour éviter d’être confrontés directement aux étudiants (« technique » qui a été utilisée à l’ULB en 2013 pour voter la réforme de la gouvernance [1] [2]).

Après la grève, les étudiants décident en AG d’occuper l’université indéfiniment jusqu’à ce que leurs revendications soient remplies. Le bras de fer dure cinq jours. Dubuisson réclame l’évacuation policière – le bourgmestre de Liège s’y oppose. Petit à petit, le monde politique glisse du soutien implicite aux étudiants à une opposition frontale au recteur, jugé trop borné. On craint, en fait, un nouveau Mai étudiant à Liège qui pourrait entraîner les autres universités et radicaliser des étudiants qui, jusqu’à présent, ont été plus « raisonnables » que les « fauteurs de trouble » bruxellois. C’est finalement l’occupation qui force les professeurs à créer une commission paritaire (avec les quatre corps de l’université) et publique pour transformer les structures de l’ULg en profondeur.

Les professeurs joueront encore la montre pendant plusieurs mois. En mars, ils font toujours face à des AG régulières et le bureau de l’UG radicalise sa position et promet des actions plus dures si le rectorat continue à louvoyer. Un tas de pavé est posé pour obstruer l’entrée du rectorat par une chaîne humaine, des manifestations ont lieu en ville devant les résidences des membres du CA. La police intervient durement et les étudiants appellent en retour à une marche contre les violences policières – à l’époque le passage à tabac, parfois d’étudiants modérés qui passaient par là, est monnaie courante. Il faudra attendre la fin du rectorat Dubuisson, en 1971, pour assister à un vrai changement d’époque.

La démocratie fragile

Du côté gantois, le scénario est inverse. Les autorités, comprenant le danger d’une opposition frontale, enclenchent d’elles-mêmes un processus de réforme pacifié avec les autres corps. Malgré cela, on voit aussi apparaître des groupes de contestations étudiantes en 1969 et 1970. En mars 1969, par exemple, l’interdiction d’une projection déclenche une violente répression policière et, en réaction, des manifestations et des occupations de locaux. Jusqu’à la fin de l’année, le campus est secoué par des convocations au rectorat, des grèves chez les étudiants, le personnel et les chercheurs, des licenciements dans les institutions sociales de l’université. Dans les deux universités d’État, ces évolutions favorisent l’émergence d’une gauche étudiante absente ou groupusculaire jusqu’alors. Disons aussi qu’à Liège, une « alliance » des différents groupes de gauche a tenu bon pendant la durée du conflit de septembre 1968 à avril-mai 1969.

Dans le conflit liégeois, ce sont les droits démocratiques « fondamentaux » qui ont primé sur la critique sociale. Si la mobilisation a été aussi massive, aussi inventive et en même temps aussi pacifique et « raisonnable », c’est parce que les étudiants réclamaient le minimum vital de liberté qu’une très large majorité d’entre eux voulaient exercer. Les libertés de pensée, d’expression, de réunion… devaient leur permettre de s’émanciper et d’être reconnus comme des individus à part entière, jouissant des mêmes droits que les professeurs. L’émergence de la gauche universitaire et des revendications sociales est arrivée ensuite, au sein des espaces nouvellement créés.

📽 "Libérez l'expression", octobre 1968 à Liège

Ce qui est frappant, pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est aussi la fragilité des droits obtenus. Déjà en 1968, le fait d’avoir dû réclamer le droit de penser ou de s’exprimer librement semble surréaliste – pourtant, l’expérience montre que ces droits ne cessent d’être rognés dans le mouvement de privatisation (culturellement parlant) des universités belges actuelles. Je prendrai l’exemple de l’ULB puisque c’est ce que je connais le mieux.

  • La liberté d’affichage : elle est de plus en plus réglementée et par là même limitée à des espaces réduits et sur des durées de plus en plus courtes.
  • La liberté de réunion : obtenir des locaux est une vraie gageure pour les cercles moyens ou petits, les politiques de privatisation des logements et des terrains renforcent encore ce phénomène, et la réservation des auditoires est de plus en plus surveillée et encadrée.
  • La liberté d’expression : on fait signer aux étudiants administrateurs une charte de bonne conduite qui contient le devoir de ne pas salir l’image de l’université et l’interdiction de briser le secret des débats au sein du CA[3], l’ULB ne finance plus aucun journal étudiant généraliste.
  • La publicité des débats internes n’a jamais été obtenue comme un principe fondamental du mode de fonctionnement de l’université en Belgique – aujourd’hui on invoque un secret qui rappelle celui des affaires, comme si l’ULB ou l’UCL étaient cotées au BEL20 !

Le mouvement de démocratisation des universités belges n’a cessé de refluer depuis 1968. Les défaites ou les acquis perdus ont été grignotés petit à petit ou arrachés violemment (comme en 2013 à l’ULB[1:1]). Les droits fondamentaux au cœur du conflit de Liège sont toujours au centre du rapport de force entre les étudiants et les professeurs. Ce qui a changé, c’est peut-être le sentiment que l’exercice de ces droits n’est plus si indispensable, que leur existence théorique serait suffisante pour éprouver une impression de liberté. À présent, la tolérance des autorités académiques, par exemple pour les affichages hors des clous ou l’occupation d’auditoires sans réservation se fait sous une épée de Damoclès ; libre aux professeurs de faire exercer durement les règlements quand cela les arrange.

On peut espérer que les mouvements récents – l’occupation du rectorat à l’ULB l’an dernier et de la salle des Marbres actuellement, et la campagne « À personne » dans le cadre des élections rectorales de Liège – sont les signes qu’une nouvelle impulsion est à l’œuvre au sein du corps étudiant. Les étudiants des années 10 et 20 de notre siècle vont devoir se réhabituer à combattre pour conserver le fondement de leurs libertés étudiantes – ou alors elles s’éteindront doucement, au nom de l’efficacité et de la rationalistion.

(J’ai une nouvelle fois utilisé, pour écrire cet article, des numéros de la revue Mai, en l’occurrence les numéros 2, 4 et 5.)


  1. Voir ULB : Un Conseil d’Administration délocalisé pour enterrer la démocratie, article de l'USE, octobre 2013;
    et L’ULB envoie la police sur les étudiants pour faire passer sa réforme, vidéo et article de l'USE, octobre 2013. ↩︎ ↩︎

  2. Sur la réforme de la gouvernance à l'ULB, voir L'ULB met à mort les acquis de mai 68, communiqué de l'USE, avril 2013;
    Réforme de la « gouvernance » à l'ULB : Allons-nous vers l'université entrepreneuriale sans débats ?, lettre ouverte de l'USE à la communauté universitaire de l'ULB, mai 2013;
    et Les étudiants pour le blocage du Conseil d'administration de l’ULB contre la réforme de la "gouvernance", communiqué de l'USE, octobre 2013. ↩︎

  3. Voir "Les représentants étudiants muselés", communiqué de presse commun entre l'Union syndicale étudiante (USE) et Comac-ULB, le mouvement de jeunes du PTB, janvier 2014. ↩︎